Antoine et Jeanne
1er prix des bibliothécaires du réseau Au fil des pages (2023)
Après une parenthèse de presque 80 ans, Antoine revient à la Chaiserie du Faubourg, atelier d’ébénisterie au sein duquel, sur les pas de son père, il a commencé adolescent à fabriquer des chaises. Un retour sur son histoire et sur une rencontre qui a bouleversé sa vie.
L’endroit lui restait familier. Malgré les années. La brique noircie témoignait du passé industriel des lieux. Il entendait, sur les pavés disjoints, le roulement des roues de la charrette qui servait à livrer le Magasin Général. Il ferma les yeux et prit une respiration appuyée. L’odeur avait disparu. Celle des copeaux, du moteur des tours qui sculptaient les fines pièces de bois, celle du feu de la ferronnerie Laporte dont le vieux bâtiment s’adossait avec affection à la Chaiserie. Mais l’antique cheminée, défiant les années et les promoteurs, veillait à la destinée des lieux. Phare immuable, point de repère rassurant, elle avait été le poumon et le coeur de ce quartier ouvrier.
Antoine rouvrit les yeux. Son regard parcourut la rue. A la place de la quincaillerie du père Pasdeloup, une agence immobilière. Et un caviste s’était mis dans les murs du Bistro de la Forge. Il tourna le regard et vit la très étroite maison de deux étages. Le magasin du rez-de-chaussée avait laissé place à un cabinet d’ostéopathie. Antoine contenait son émotion. Au premier étage, la fenêtre de gauche, la chambre des parents. A droite, la sienne. Il se rappela combien ils étaient soudés, transformant la petite maison en un refuge où la dureté de la vie n’avait pas sa place. Un concentré d’amour, de petites joies simples.
— Monsieur ?
— Monsieur ? Vous allez bien ?
Antoine reprit ses esprits.
— Désolé de vous déranger, mais vous êtes au beau milieu de la rue. Vous risquez de vous faire renverser.
Antoine sourit tristement à la jeune femme et monta sur le trottoir. Il revit le gamin intrépide aux galoches usées, l’enfant qui faisait tant rire ses parents et l’écolier qui lut leur fierté le jour des résultats du certificat d’études.
Cela faisait longtemps qu’il trainait dans l’atelier de fabrication. Son père, et son père avant lui, reproduisaient les mêmes gestes précis qui donnaient une âme à la fois aux lieux et aux chaises qu’ils faisaient naître de leurs mains. Aussi, lorsqu’il s’était agi de travailler, Antoine avait rejoint l’atelier. Il y connaissait déjà tous les ouvriers. Et les ouvrières qui pour la plupart étaient tapissières. Dont sa mère. Comme ça que les parents s’étaient connus.
Antoine s’approcha de la devanture de l’atelier. Il mit sa main en visière et l’appuya contre la vitre. Sans pour autant parvenir à en apercevoir l’intérieur, d’antiques persiennes verticales en masquant la vue. Il s’approcha de la porte.
— Je peux vous aider monsieur ?
Un homme se tenait derrière lui. Habillé d’une tenue orange et coiffé d’un casque aux couleurs de l’entreprise Bati Plus.
— Je… Enfin, j’aurais aimé entrer mais la porte est fermée.
— Et depuis quelques années déjà. Dans un mois, le chantier démarre.
— Le chantier ?
— Un immeuble de quatre étages. « La Chaiserie du faubourg ». Dans vingt-quatre mois, tout sera livré.
— Oh, j’ignorais. Savez-vous si quelqu’un aurait les clés ?
L’homme s’approcha de la porte, mit un coup d’épaule la faisant s’ouvrir dans un grincement. De douleur, dont les vieilles bâtisses ont le secret, témoignant des affres du temps.
— Vous connaissez les lieux ?
— On peut dire ça oui. Mes jeunes années tiennent dans ses murs.
— Non ? Vous avez travaillé ici ?
Antoine approuva d’un mouvement de tête.
— Alors respect l’ancien. Vous pouvez y jeter un oeil mais prenez soin de bien rabattre la porte en sortant si vous le voulez bien. Je vous laisse.
Antoine remercia l’homme qui s’éloigna. Il referma la porte comme il put. L’endroit était naturellement éclairé par les larges verrières qui chantaient sous la pluie lorsqu’il était enfant.
Autrefois, l’atelier était scindé en deux. D’un côté les hommes, à travailler et assembler le bois, de l’autre les femmes, à coudre et fabriquer les coussins d’assise, tapisser ou clouter. Seule une paroi vitrée séparait les uns des autres. Le midi, chacun sortait sa gamelle et les ateliers se mélangeaient.
Jeanne, il l’avait remarquée le jour même de son arrivée. L’année de ses dix-sept ans. Non pas qu’elle fut une beauté qui accrochait le regard des hommes. Plutôt en retenue et discrétion. Tout en elle tendait à ce que l’on ne la remarque pas. Et c’est précisément ce pourquoi Antoine la remarqua. Il l’approcha comme il l’aurait fait d’un chat à la griffe facile. Mais il avait le temps pour lui.
Antoine entra dans l’atelier des femmes. Il entendit les conversations. Il se souvint des rires. Du ronronnement des machines à coudre. Il n’était pas triste pour autant. Mais nostalgique oui. Pas de la dureté de la vie, les temps étaient difficiles. A la maison, les parents avaient le culte de l’économie, ils n’avaient tout bonnement pas le choix. Les loisirs étaient rares, tout avait le sens de la subsistance. Simplement nostalgique. Parce qu’il était jeune, parce qu’il avait la vie devant lui, parce que la guerre avait jusqu’alors épargné les siens. Parce qu’après ça, être simplement vivant et en bonne santé était déjà une victoire.
Et puis Jeanne. Le rayon de soleil qui manquait à son existence. Ni grande, ni fine, ni belle mais des yeux qui exprimaient toutes les petites joies de la vie. Ils étaient le rire, la fatigue, l’incompréhension, la colère, l’attention. Antoine lisait dans ses yeux comme dans un livre ouvert. Il avait bien lu qu’elle était gênée en sa présence, non pas qu’elle ne veuille pas de lui. Simplement embarrassée, ne sachant pas se comporter, s’il fallait tenir son regard ou non, lui parler ou pas.
Un jour, Jeanne avait oublié sa gamelle. Il l’avait approchée pour lui demander pourquoi elle continuait à travailler alors que tous étaient en pause.
— Je n’aime pas ne rien faire.
— Manger, ce n’est pas de rien faire.
— Oui c’est vrai. Mais…
— ….
— J’ai renversé ma gamelle ce matin au moment de partir.
— Je peux ?
Sur l’invitation de Jeanne, Antoine s’était assis sur un banc à ses côtés. Et la jeune femme avait accepté de partager un pot-au-feu préparé par la maman d’Antoine. L’un et l’autre avaient pris pour fait que la Providence s’était instantanément emparée de leurs deux destins.
Dans les semaines qui suivirent, Antoine s’était senti, et il n’avait pas pu trouver de terme plus adapté à la situation, incroyablement… homme. Lui qu’on ne pouvait pas qualifier de beau – jambes arquées, léger embonpoint, visage glabre, yeux marrons quelconques -, était galvanisé par le rire de Jeanne, ses yeux pétillants, la façon qu’elle avait de s’intéresser à son travail, à sa vie qu’il avait jugé jusqu’ici d’une grande platitude.
Il en devenait drôle alors qu’il pensait plus tenir du bonnet de nuit que du chansonnier de cabaret.
Antoine soupira. 79 ans avaient passé. Depuis ce jour de mai 44 où il avait raccompagné Jeanne jusqu’à la station de métro Ledru-Rollin. Où ils avaient échangé un baiser furtif et s’étaient l’un et l’autre sentis pris en faute, comme coupables d’un interdit. Il l’avait regardé s’éloigner en s’excusant, disparaître dans la bouche de métro.
Il avait compris qu’à compter de ce jour, sa vie ne serait plus jamais la même. Que leur rencontre était marquée du sceau de l’évidence. Que leurs fragilités seraient le ciment de leur existence.
Antoine reposa son verre.
— Vous me remettez la même chose ?
Il n’avait pu rester plus longtemps à l’intérieur de l’atelier. En refermant la porte, il avait vu que le Café du Tour était toujours là, semblant veiller sur les derniers jours de l’usine. Le patron de l’époque avait fait le Tour de France 1926 avec les Frères Pélissier. D’où une déco faite de vieux cadres de vélo, de maillots dédicacés, d’objets publicitaires.
— Je me trompe où vous avez l’air de connaître les lieux, fit le patron en lui versant un ballon de blanc. Je vous observe.
Antoine acquiesça de la tête.
— Vous êtes ici dans le café Brossard, quatre générations de Brossard se sont succédées à servir des ballons aux ouvriers du quartier. Moi c’est Pierre. Je serai le dernier, nous sommes à quelques semaines de fermer mais vous devez le savoir.
— Pauvre Georges.
— Vous… Vous avez connu mon grand-père ?
— On peut dire ça oui. J’ai habité le quartier autrefois. C’est même dans votre café que mes parents ont organisé le vin d’honneur pour ma première communion.
— C’est marrant, je ne vous avais jamais vu dans le coin. Pourtant, j’ai 60 piges et j’ai toujours traîné en salle.
— C’était la guerre, je travaillais à la Chaiserie mais j’ai dû partir du jour au lendemain. On ne risquait pas de se croiser, vous n’étiez pas né.
— Vous n’étiez pas content du patron ou du travail ?
— Ni l’un ni l’autre à dire vrai. Par la force des choses, j’ai pris une décision, en quelques minutes, qui a changé le cours de ma vie.
Le serveur prit une chaise et s’assit, ce qu’Antoine prit pour une invitation à raconter la suite.
— J’avais 18 ans et, avec quelques camarades de la Chaiserie, nous étions membres d’un réseau de résistants. Un des nôtres est passé à table après s’être fait torturer par la milice. En dix minutes, il a fallu disparaître dans la nature.
— Vous n’étiez jamais revenu depuis ?
— Jamais. Les hasards de la vie. L’Espagne, l’Afrique du Nord, où j’ai ouvert une scierie. Sur les contreforts de l’Atlas.
— Et votre famille ?
— Mes parents sont morts en 45. Dans un accident de voiture en se rendant aux obsèques de mon grand-père, en Sarthe. Donc, la famille, un bien grand mot.
— Pas d’enfant ?
— Pas d’enfant. Mon grand amour, je l’ai rencontré ici, dans cet atelier. Mais c’était la guerre. On ne faisait pas ce qu’on voulait.
— Elle s’appelait comment ?
— Jeanne. Jeanne Chertier.
Antoine fut surpris de la réaction de Pierre qui s’était arrêté net de parler.
— Vous avez vu un fantôme ?
— Vous ne croyez pas si bien dire… Antoine ?
— Comment connaissez-vous mon prénom ?
Le cafetier s’était levé et s’était rendu dans une pièce située derrière le bar. Il en revint très vite, une enveloppe à la main.
— Voilà, c’est pour vous.
— Pardon ?
— C’est pour vous cette enveloppe, lisez.
Antoine la prit entre ses mains. Il lut : « De Jeanne Chertier, pour Antoine Cassegrain ».
Antoine était comme assommé, ne faisant plus un geste.
— C’est une lettre qui vient de traverser le temps. Mon grand-père l’avait transmise à mon père qui me l’a lui-même confiée. Une jeune femme l’avait laissée au café en demandant au Georges que vous avez bien connu de vous la remettre si jamais un jour il vous revoyait. Vous ne l’ouvrez pas ? Allez, je vous laisse, cette histoire est dingue. Le reste vous appartient.
Antoine décacheta l’enveloppe que Jeanne avait refermée presque 80 ans plus tôt.
Antoine,
Voici bientôt trois mois que tu t’es volatilisé. J’ai appris par le patron qu’Antonin, Robert et toi étiez dans la Résistance. J’ai peur qu’il ne te soit arrivé malheur et que tu ne sois tombé entre les mains de ces salauds de miliciens. C’est dur pour moi de continuer à travailler à la Chaiserie alors que je ne t’y vois plus. J’ai décidé de partir travailler chez mon oncle, dans son atelier de couture sur les boulevards. La raison pour laquelle je laisse cette lettre à M. Brossard. Je sais que tu venais de temps en temps ici, avec un peu de chance, tu y reviendras bientôt.
Notre rencontre, Antoine, je l’ai vécue comme une évidence. Ça doit être ça l’amour. Nous n’avons pas eu le temps de nous le dire alors je prends les devants, ne sachant pas si ces mots t’atteindront un jour : je crois bien que je t’aime Antoine.
Je t’attendrais.
Jeanne
Antoine reposa la lettre, les yeux embués.
— Un petit remontant Antoine ? J’ai l’impression que vous êtes bien secoué.
Antoine lui fit non de la tête.
— L’avez-vous revue par la suite, vous ou votre père ?
— Elle venait régulièrement voir mon père demander si vous étiez passé. Elle prenait un petit café, puis repartait. Mon père me racontait qu’il avait de la peine pour elle.
— Vous êtes trop jeune pour l’avoir connue, mais c’était une jeune femme, comment dire… différente. Si vous aviez pu la croiser, vous me comprendriez.
— Oui, je vous comprends. C’est ce que je me disais la semaine passée.
— J’ai peur de ne pas comprendre…
Antoine se leva et s’approcha de Pierre qui esquissait un sourire.
— Elle est… ?
— Elle est, répondit Pierre qui regardait par-dessus son épaule.
Antoine pivota lentement, la porte venait de s’ouvrir.
— Ne m’en veuillez pas Antoine. Je l’ai appelée le temps que vous lisiez la lettre.
Antoine reconnut sans peine Jeanne, son regard n’avait pas changé.
— Bonjour Antoine.
— Bonjour Jeanne.
— Tu en as mis le temps.