
La poupée d’Eylau
En relisant les mémoires de sa mère, Gérard est entraîné dans une enquête à travers le temps où il est question d’un appartement parisien, d’une famille juive et d’une jolie poupée.
Après recoupement, Gérard en avait désormais la certitude. La seule petite fille de l’immeuble en âge de jouer à la poupée était la petite Arlette. Le temps n’avait pas eu de prise sur ce moment que sa mère avait pris soin de raconter dans le récit de ses souvenirs d’enfance.
Elle, la provinciale de Meurthe-et-Moselle, était arrivée à Paris avec la guerre. Sitôt l’armée allemande occupant la Lorraine, la sidérurgie française avait été mise sous le boisseau et ses cadres dirigeants interdits de séjour dans les usines annexées. Son père, qui exerçait des fonctions commerciales aux Aciéries de Longwy, fut alors appelé au siège social du 103 rue de la Boétie. La maîtrise de l’acier était clé dans le déroulement du conflit et, avec elle, la difficulté de continuer à produire avec les intérêts évidemment divergents de l’Etat français, de l’occupant allemand et du Comité des Forges.
« Notre appartement de l’avenue d’Eylau était très grand. Salle à manger avec bow-window très agréable. Un grand salon, fermé à clé, où Papa nous avait interdit de pénétrer. C’était un grand mystère pour moi et plein de points d’interrogation. J’avais remarqué où Papa cachait les clés et un jour, étant seule à la maison, je n’ai pas résisté à la tentation. Qu’ai-je découvert ? Plein de meubles, de bibelots, de cadres et beaucoup de jouets d’enfants, dont une très jolie poupée ».
Pourquoi Gérard s’était-il lancé dans cette quête qui n’avait aucun sens ? Quatre-vingt ans avaient passé, le livre d’histoire s’était refermé depuis longtemps déjà.
— Tes recherches sont truffées d’hypothèses, tu as bien conscience que tu construis sur du sable ?
Geneviève était pour le moins réservée sur la nouvelle lubie de son historien de frère. A la lecture des mémoires de leur mère, il avait décidé de remonter le temps.
— Tu as raison, je lance des hypothèses mais je referme les portes dont je ne suis pas sûr. Fais-moi confiance. J’ai commencé par consulter les recensements de Paris. Au 36 de l’avenue d’Eylau, il n’y avait que 13 familles et 40 personnes. Parmi elles, six enfants mineurs, dont trois filles. Sur ses trois familles, restait à rechercher lesquelles pourraient avoir des origines juives. Une seule coche les cases : la famille Samuel. Le chef de famille, René, ainsi qu’Hélène, son épouse, sont issus de familles juives ayant fait souche en Moselle depuis de nombreuses générations. Elle est femme au foyer, lui tient, avec ses frères, un commerce au 14 rue de l’Echiquier, dans le Xe arrondissement. Une manufacture de chemises.
— Admettons que tes déductions soient exactes, à quoi aura servi cette enquête ?
— Ma chère sœur, tout ne doit pas nécessairement avoir du sens. Quand notre mère raconte son arrivée dans cet appartement réquisitionné, elle ignore encore qu’elle met ses pas dans ceux d’une famille qui a eu l’intuition de quitter Paris lorsqu’il en était encore temps. Avant les rafles, le port de l’étoile jaune, l’aryanisation des biens. J’ignore encore comment les nôtres ont pu se faire attribuer cet appartement. On pourrait penser que ça ne présage rien de bon mais pour autant c’est l’entreprise de notre grand-père qui est à la manœuvre, pas notre grand-père. Et la suite du récit de maman montre le respect qu’il avait pour ces inconnus auxquels il empruntait le domicile.
— C’est-à-dire ?
— Je te rafraichis la mémoire. Ecoute la suite du récit de maman : « J’avais très envie de la prendre, elle avait une très jolie tête en porcelaine et dans mon esprit, je trouvais qu’elle m’attendait. Il y avait également une jolie petite caisse qui contenait des jouets. Un Gambino, un nain jaune, un jeu de quilles, quelques peluches. Que faire… La prendre et essuyer les foudres de mon père ? Je suis repartie à toute vitesse, laissant la poupée, la caisse et remettant les clés à leur place. Quelque temps plus tard, après en avoir discuté avec Papa, il me dit : « Tout ce qui est dans ce salon est sacré. Cet appartement a été réquisitionné à une famille juive, peut-être reviendront-ils après la guerre ». Il l’espérait et moi aussi. J’avais très envie que la petite fille, que je supposais de mon âge, retrouve sa jolie poupée ».
— Et cette petite fille…
— C’est Arlette. Arlette Samuel. Née le 28 mars 1931 à Paris. Elle avait un frère, Claude de six ans son aîné.
— Et j’imagine que tu imagines qu’elle pourrait être encore de ce monde ?
— Elle aurait quatre-vingt-dix ans, c’est jouable.
— Et si tu la retrouves après tout ce temps, que lui diras-tu ?
— Je lui lirai le récit de maman et je lui demanderai pardon.
— Pardon pour quoi ?
Gérard s’était levé et avait été ouvrir le banc coffre de l’entrée. Il en revint avec un sac plastique.
— Pour ça, dit-il en déposant le sac sur la table, devant sa sœur.
Elle entrouvrit le sac et y vit une très ancienne poupée d’une trentaine de centimètres de hauteur.
— C’est une Bleuette. Une poupée entièrement articulée créée en 1905 par les éditions Gautier pour le lancement du journal La Semaine de Suzette. C’était un hebdomadaire destiné aux fillettes et jeunes filles de bonne famille.
— Et c’est celle d’Arlette…
— Maman m’en a fait l’aveu quelques jours avant de disparaître. Lorsqu’on lit ses mémoires, on comprend qu’elle a résisté à la tentation. Mais ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’elle est revenue une seconde fois dans cette pièce. Elle y a laissé les jouets mais a pris la poupée au si joli sourire. Ça peut sembler anecdotique mais, même après toutes ces années, ce souvenir lui pesait. Une trahison vis-à-vis de son père. Un vol vis-à-vis de cette petite fille qui, revenant dans son appartement, n’y retrouva pas la poupée à laquelle elle tenait tant.
— Pour autant qu’elle soit revenue.
— Nos grands-parents ont quitté Paris en décembre 1945. Sans que cette famille Samuel n’ait manifestement reparu. La petite n’a en tous les cas pas été déportée, ni ses parents. J’en ai eu la confirmation par Serge Klarsfeld lui-même. Avenue d’Eylau, seuls Maxime et Rose Hesse l’ont été, ils habitaient au n°4. J’ai le sentiment que les Samuel ont été assez lucides sur la tournure que prenaient les événements et sont donc partis rapidement se réfugier. Probablement en province, où ils avaient leurs racines.
— Sais-tu autre chose sur cette petite Arlette ?
— Malheureusement peu. Qu’elle avait dû être scolarisée à la huppée école Saint-Honoré d’Eylau. Qu’elle n’avait pas d’amies de jeu dans son immeuble. Dominique et Anne, les enfants de l’industriel Pierre Philbert ou Yves et Jacqueline, ceux de Georges et Suzanne Regniault, avaient entre cinq et dix ans de plus. Notre grand-père a emménagé dans l’appartement après la déclaration de guerre, en 1939. La petite Arlette n’a donc pas vu, le 14 juin 1940, les troupes allemandes entrer dans Paris avant, dans la matinée, de faire flotter un drapeau géant à croix gammée sous l’Arc-de-Triomphe. C’est probablement notre mère qui a assisté au défilé sur les Champs-Élysées des troupes du général von Stunitz.
— Et que vas-tu faire maintenant ?
— Chercher encore. Je l’ai promis à maman.
Gérard avait la qualité de ses défauts. Certains le jugeaient buté, d’autres opiniâtre. Une chose était entendue : il ne lâchait pas facilement le morceau. Aussi poursuivit-il ses recherches en se rendant aux Archives Départementales de la Seine, boulevard Serrurier. Il apprit sur les différents propriétaires de l’époque présents dans l’immeuble, mais rien sur la famille Samuel. Il trouva néanmoins trace de la femme de chambre de la famille, une certaine Henriette Lorimier, originaire de Côte-d’Or. Elle s’était éteinte quelques années plus tôt à l’âge plus que vénérable de 103 ans.
Être dans une impasse le faisait clairement enrager. Il s’était également rendu sur place mais aucun nom sur les boîtes aux lettres ne faisait écho à ceux relevés sur le recensement. C’est une conversation avec l’un de ses amis, qui avait dû placer sa mère quelques années auparavant en ehpad, qui lui mit la puce à l’oreille.
— Ne pas trouver son adresse ne veut pas dire qu’elle n’est plus de ce monde ta petite Arlette. Regarde maman, tu n’aurais jamais pu la retrouver.
— Qu’essaies-tu de me dire ?
— Qu’il faut que tu contactes les maisons de retraite en cercles concentriques. En partant de celles proches de l’avenue d’Eylau et en élargissant progressivement à la banlieue proche. En faisant le pari qu’elle ne s’est pas trop éloignée de sa ville d’origine.
Ce que Gérard fit consciencieusement. Avec succès. Deux semaines plus tard, un établissement de Levallois-Perret, spécialisé dans l’accueil des personnes âgées, lui répondit qu’il hébergeait bien une Arlette Samuel dont la date de naissance correspondait à celle communiquée par Gérard. Il contacta la direction de l’ehpad et prit rendez-vous pour la semaine suivante.
L’établissement, qui répondait au nom évocateur de « La belle époque », était relativement récent et abritait un magnifique parc parsemé d’arbres plus que centenaires. La directrice, madame Dupin, l’accueillit chaleureusement.
— Je suis très heureux de vous voir. Madame Samuel ne reçoit pas de visites, en tous les cas aucune depuis que je suis arrivée en poste, il y a déjà dix ans. J’ai consulté son dossier en prévision de votre visite. Nous l’avons accueillie, à la demande des services sociaux, en 2012. Elle était déjà atteinte d’une maladie dégénérative qui altère notamment sa mémoire. C’est une résidente sans aucune histoire, très facile à vivre. Mais elle ne dit que peu de mots, et pas toujours très cohérents. Je crains fort que votre rencontre ne tourne au monologue, je préfère vous avertir. Excusez ma curiosité, mais pourrais-je savoir qui vous êtes par rapport à elle et la raison de votre visite ?
— Pour être tout à fait transparent, je ne l’ai jamais vue. Mais son histoire est intimement liée à celle de ma famille et j’ai besoin d’en recoller mes morceaux. Je n’ai pas d’attentes particulières, juste une promesse dont je dois m’acquitter.
— Très bien, je vous laisse. A cette heure-ci, vous la trouverez sous le grand tilleul, au fond à droite du parc.
Gérard s’engagea sur le chemin gravillonné, qui présentait en son milieu une bande bétonnée pour faciliter la circulation des fauteuils roulants et déambulateurs. Il avait été étonné de trouver au cœur de la ville un endroit d’une telle quiétude. Il s’approcha de la vieille dame, assise sur un banc, et qui semblait assoupie, la tête légèrement en arrière. Elle avait de beaux cheveux blancs et un visage aux traits étonnamment reposés.
— Bonjour Arlette.
La vieille dame ouvrit les yeux. Ils étaient d’un magnifique vert émeraude. Elle fixa Gérard. Intensément.
— Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas. J’ai juste un message à vous faire parvenir de ma maman, qui s’en est allée en début d’année. Elle non plus ne vous avait jamais rencontrée. Le 36 avenue d’Eylau, j’imagine que ça vous parle ?
Arlette avait froncé les sourcils à l’écoute de son ancienne adresse. Où elle avait vécu insouciante avant que la guerre ne vienne bouleverser sa vie et son enfance.
— Ma maman était un peu plus jeune que vous. Vous êtes de fin mars 31, elle était de la fin janvier 33. Enfant, avec ses quatre frères, elle habitait avec ses parents une magnifique maison à Longwy, en Meurthe-et-Moselle. Puis, la guerre est arrivée et la famille a dû déménager sur Paris. Au 36 avenue d’Eylau. 3e étage pour être précis. Comment se sont-ils retrouvés dans votre appartement, je l’ignore. Mais le fait est qu’il s’agissait bien du vôtre.
Arlette le fixait toujours et il eut l’impression qu’elle comprenait parfaitement ce qu’il lui disait. Gérard sortit de sa poche une feuille de papier pliée. Il lui lut le passage des mémoires qui décrivait l’appartement et la pièce dans laquelle elle n’avait pas le droit de pénétrer.
Les yeux d’Arlette balayèrent alternativement l’espace de gauche à droite, témoins de la soudaine anxiété qui s’était emparée d’elle. Gérard ne sut pas dire s’il fallait qu’il continue ou qu’il marque une pause.
Arlette, qui n’avait pas fait le moindre geste jusque-là, leva son bras gauche et posa délicatement sa main sur celle de son visiteur. Ce qu’il prit pour une invitation à poursuivre.
— Maman m’a confié, peu avant de mourir, quelque chose qu’elle m’a demandé de vous remettre.
Il ouvrit la fermeture de son sac à dos et en sortit la poupée. Il sentit la pression subitement exercée par la main d’Arlette.
— Elle n’avait alors que six ans et elle avait bravé l’interdiction de son père. Rappelez-vous ce qu’elle écrivait : « je trouvais qu’elle m’attendait ». 84 ans ont passé. Elle m’a avoué qu’elle avait toujours regretté d’avoir pris la poupée, votre poupée. Elle souhaitait que le destin vous la rapporte. Voilà qui est fait.
Gérard tendit lentement le jouet à Arlette. La main de la vieille dame lâcha l’avant-bras de son visiteur et s’en vint saisir la poupée.
Elle la serra contre sa poitrine. Et ses larmes coulèrent.