
La comtoise Lipschitz
Armand est un horloger passionné et son appartement parisien une caverne d’Alibaba de l’horlogerie. Il fête son anniversaire avec Lucienne, sa voisine, qui prise de court, décide de lui offrir un cadeau très particulier…
C’était un ballet perpétuel. La petite suivait mécaniquement la grande. Et inversement. Elles finissaient par se rattraper puis se séparaient pour reprendre leur course sans fin. Armand la regardait avec une certaine affection. Jamais elle ne l’avait trahi. C’est son propre père qui l’avait fait entrer dans la famille. Il l’avait trouvée en revenant de ses bureaux de la rue Saint-Honoré. Sur le trottoir. Ce devait être au début des années 50, il était encore petit, mais il s’en souvenait comme si c’était hier. Non pas qu’elle fut particulièrement belle, Armand n’aimait pas le style trop ampoulé. Il préférait les lignes plus droites, plus simples.
— Elle est belle, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas ma préférée, mais elle a un côté « cabossée de la vie » qui me parle, lui répondit Lucienne. Vous allez rire mais si je devais vous en volez une, je prendrais votre coucou.
— Pas pour sa valeur alors.
— Si, mais sentimentale. Lorsque j’étais enfant, je passais mes vacances chez ma grand-tante, dans la Meuse. Une petite maison de ville toute sombre. Elle y portait le poids du monde. Mes seules distractions étaient les madeleines du quatre heures et le coucou, que j’attendais de voir sortir à heures fixes.
Lucienne fit un tour de regard circulaire de la pièce dans laquelle son voisin depuis toujours l’avait invitée à prendre le café, comme tous les dimanches midi. Elle ne s’étonnait plus de ce décor. Lorsqu’il avait quelques années auparavant vendu son petit commerce d’horlogerie, il avait bien fallu faire quelque chose de tout ce qu’il avait accumulé quarante années durant. Il avait donc tout remonté patiemment dans le grand appartement familial qui surplombait le magasin.
— Combien en avez-vous Armand ?
— Difficile à dire. Mais beaucoup trop probablement. Vous avez dû vous rendre compte que j’ai un peu de mal à m’en séparer. Elles ont toutes une histoire différente, je les ai soignées, leur ai souvent sauvé la vie. Ce n’est pas anodin.
— Et ce tic-tac incessant, ça ne vous a jamais dérangé ?
— Le poète Jean Tardieu en a très bien parlé : « l’autre jour j’écoutais le temps qui passait dans l’horloge. Chaînes, battants et rouages il faisait plus de bruit que cent au clocher du village et mon âme en était contente. J’aime mieux le temps s’il se montre que s’il passe en nous sans bruit comme un voleur dans la nuit ». Ce tic-tac, il ne dérange que les personnes qui redoutent ce que le temps rythme. Je suis en paix avec ça. Et vous ?
— J’ai encore la vie devant moi mon p’tit Armand ! fit-elle de sa voix chevrotante dont les années n’avaient pas altéré la pétillance. Mon corps a 97 ans, mais ma tête… Je suis la même qu’à l’adolescence. Pas encore le temps de la maison de retraite. Je suis née dans cet immeuble et les probabilités sont fortes que l’on m’y retrouve morte un prochain matin. La boucle sera bouclée.
Lucienne était l’une des seules visites de la semaine qu’Armand recevait. Son métier avait été une passion dévorante, mais aussi terriblement exclusive. Mais Lucienne. Il la connaissait depuis toujours. Lorsqu’il était enfant, et que ses parents sortaient au théâtre, il était fréquent que ce soit Lucienne qui le gardât. Et curieusement, soixante-quinze années plus tard, les deux se vouvoyaient encore. Toujours attendri lorsqu’il s’agissait de sa voisine, Armand se leva, alla à la cuisine et en revint avec un magnifique framboisier coiffé de bougies.
— Lucienne, aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres.
— Oh qu’il est beau ! Mais je n’ai pas encore perdu la boule : mon anniversaire, c’est le 8 octobre, à la Sainte Pélagie.
— Effectivement, ce n’est pas le vôtre. Mais c’est le mien !
Lucienne en fut toute rouge de honte et s’excusa autant qu’elle le put. Par la force des choses, elle n’avait pas prévu de cadeau non plus, ce qui l’embarrassa plus encore.
— Lucienne, vous devez savoir après tout ce temps que ça n’a guère d’importance pour moi. Votre présence me suffit. Et le plus beau cadeau, c’est la vie et ce que l’on en fait. Profitez du moment présent. Vous m’aidez ?
Les deux soufflèrent de concert les bougies, sept grandes pour les dizaines et cinq petites pour les unités.
— Armand, je m’en veux d’avoir les mains vides. Mais j’ai une idée. Suivez-moi avant d’entamer ce joli gâteau.
Ils sortirent de l’appartement, montèrent les escaliers, tournèrent sur la gauche et entrèrent dans l’appartement de Lucienne. Un beau quatre pièces ensoleillé qu’Armand connaissait bien pour y venir une à deux fois par semaine, lorsqu’il ramenait les courses de sa voisine. Un appartement daté bien sûr, comme si le temps s’était arrêté entre les deux guerres. Pourtant, il s’en dégageait une chaleur instantanée. Dès le seuil franchi, on s’y sentait bien.
— Regardez bien dans mon salon, votre cadeau y figure, s’amusa Lucienne en fixant un meuble en particulier.
— Non, pas la…
— Et bien si, sauf si elle ne trouve pas grâce à vos yeux ?
— Ce n’est pas la question, mais c’est un bien trop beau cadeau.
— Qu’adviendra-t-il d’elle lorsque je ne serai plus de ce monde selon vous ?
— Je pense savoir Lucienne, et pourtant si nos meubles pouvaient parler.
— Et elle en aurait des choses à dire croyez-moi. Vous en ai-je déjà parlé ?
L’appartement d’Armand et de ses parents, avant-guerre, était habité par la famille Lipschitz, des juifs lituaniens venus de Kaunas au début du siècle. En 1942, le père, la mère et les deux enfants furent arrêtés par les gendarmes français. Ils rejoignirent le Vel d’Hiv et furent déportés. Lucienne n’avait que quinze ans mais elle s’en souvenait comme si c’était hier. Erika, la fille de la famille, était dans sa classe. Le lendemain de la rafle, elle descendit nourrir leur chat. Entrée dans l’appartement, elle fut impressionnée par le silence pesant qui y régnait. Comme à son habitude, Litvak s’était réfugié là où il se sentait en sécurité. Dans son horloge. Le père Lipschitz avait pratiqué une trappe au pied de la vieille comtoise qui permettait à l’animal de venir y dormir. Les semaines passèrent et le chat refusait obstinément de quitter l’appartement. Le père de Lucienne opta alors pour un stratagème : il monta l’horloge dans leur appartement et le chat suivit.
— La petite histoire dans la grande en somme. Effectivement, si elle pouvait parler…
— Alors, vous acceptez ce cadeau ? C’est d’ailleurs un cadeau que je fais d’un bien qui ne m’appartient pas. J’en suis juste la dépositaire depuis quatre-vingt ans.
— Soit Lucienne, merci de cette transmission, j’en prendrai soin. On retourne manger notre gâteau ?
Les semaines passèrent, Armand était fort occupé à finir de rédiger un livre sur les horloges comtoises du XIXè siècle. Il avait un vrai faible pour ces témoignages d’un passé révolu, qui avait veillé sur des générations d’une même famille. Elles faisaient à ce point parties du paysage qu’il était fréquent de les avoir affublées du surnom de « grand-mère ». Aussi avait-il été très touché du cadeau de Lucienne.
La comtoise était signée Armand-François Collin, 118 rue de Montmartre. Une étiquette ancienne faisait état des médailles d’or reçues à l’exposition universelle de 1878, ce qui permettait de lui donner un âge, à quelques années près. Armand avait consacré une bonne dizaine d’heures à la remettre en route. Il avait démonté l’ensemble du mécanisme et l’avait plongé dans un « bain de pendule ». Un mélange d’eau chaude, de savon noir et d’ammoniac d’une efficacité redoutable. Il lui avait fallu également corriger l’usure importante sur le pignon en acier.
Le jour J, il convia Lucienne à l’inauguration officielle de l’horloge. Il lui permit de grimper quelques marches de l’escabeau et de tourner la manivelle pour remonter les poids, dans ce cliquetis si particulier dont il ne se lassait pas.
Mais curieusement, dès le lendemain, l’horloge s’arrêtât à 8h19. Précisément. Et malgré les efforts d’Armand, semaine après semaine, le phénomène se répétait. Il ne comprenait pas.
Un matin d’été, alors qu’il s’apprêtait à faire sa toilette, un grand silence se fit soudainement dans l’appartement. Bien sûr, l’horloge comtoise s’était arrêtée à 8h19. Mais ce qui était plus inhabituel, c’est que les autres horloges et pendules lui avaient emboîté le pas. Arrêtées. Toutes. A 8h19.
Dans la matinée, en ramenant les courses de Lucienne, il lui raconta l’étrange phénomène. Elle descendit et dut bien admettre l’étrangeté de la situation.
— Je ne comprends pas Lucienne, comme si elles avaient été programmées et qu’elles se parlaient les unes aux autres. C’est du délire.
— Je vais m’asseoir mon p’tit et si vous aviez un café, je ne dirai pas non.
— Je vous vois bien pâle d’un coup Lucienne. Ça ne va pas ?
— Tout va au contraire. C’est parfaitement limpide. Nous sommes bien le 16 juillet, non ?
— Oui. Et ?
— Vous le cartésien, vous allez avoir du mal à me croire. Je vous ai déjà dit que la famille Lipschitz avait été déportée ? Vel d’Hiv puis Auschwitz-Birkenau. Ils n’en sont jamais revenus.
— Oui, je m’en rappelle.
— Les gendarmes sont venus le matin et sont passés d’un immeuble à l’autre pendant que les bus attendaient dans la rue. Je m’en souviens bien parce que Papa venait de partir, il travaillait comme comptable dans une compagnie d’assurances. Et il partait tous les jours à la même heure. 8h15.
— Vous êtes en train de me dire Lucienne que les horloges se sont arrêtées aujourd’hui à 8h19, quatre-vingt ans après la rafle, et à l’heure où les gendarmes ont frappé chez les Lipschitz. C’est bien ça ?
— Je sais, ça paraît fou…