
A quoi bon s’attarder près des phares du soir
Louis ne se résout pas de la maladie de son père qui le voit privé de sa mémoire au fil du temps. Il décide de lui faire une surprise pour son anniversaire.
Louis le regardait. Le même profil que le sien. Un nez aquilin, des lèvres fines, des oreilles aux lobes attachés. Ses cheveux blancs étaient magnifiques, de la couleur du temps qui passe. Il ne s’étonnait plus de le voir regarder fixement par la fenêtre. De ses yeux d’un bleu acier dont il avait hérité. Et ce visage dont les rides dessinaient un paysage changeant, comme le lit d’un fleuve indompté qui ne se laissait pas dicter sa trace.
— Papa ?
L’homme ne broncha pas. Louis se rapprocha, prit son père par l’épaule et regarda dans la direction qu’il fixait si intensément. L’océan paraissait. Les marées, faibles, laissaient le temps à la houle de refaire ses forces pour de futurs assauts. Un an plus tôt, Louis s’était fait une raison et avait placé son père au sein d’une unité protégée. Force de la nature, figure tutélaire, celui qu’on surnommait le menhir s’était mué au fil des mois en un vieillard avant l’heure. Ses muscles avaient fondu, ses traits s’étaient creusés, son regard s’était éteint. Louis n’acceptait pas la déchéance de son père. Et il lui fallait vivre avec cette décision de placement, sentiment de trahison dont il était à l’origine. Fañch n’avait pas réagi lorsque son fils lui avait annoncé un séjour de convalescence à l’hôpital. Il s’était laissé faire, comme l’enfant qu’il était redevenu. Louis était désemparé. Il aurait préféré que son père se rebelle. La vie s’en était allée et, avec elle, l’image de ce père qui avait été un phare.
A dix-huit heures, le volet électrique descendit et plongea la chambre blafarde dans la pénombre. Fañch baissa les yeux et se laissa à pleurer. Louis prit le visage de son père entre ses mains, l’attira à lui et le posa au creux de son épaule. Il ressentait ça comme une transmission mais avec une sourde colère en lui. C’était la maladie, la déchéance qui l’imposait, pas la volonté de son père.
— Bonsoir monsieur Le Goff.
Dix-huit heures. C’était tout autant l’annonce de la nuit qui venait, que celle de la solitude qui prenait sa place et poussait Louis vers la sortie. Il ne se faisait pas à la programmation des volets qui, pour la sécurité des résidents, descendaient, hiver comme été avec une précision d’horloger.
— Bonsoir Laetitia.
— Comment trouvez-vous votre père aujourd’hui ?
— Si je n’étais au sein d’un hôpital, je dirais électrocardiogramme plat. Ni progrès, ni éclaircies. Dehors la nuit s’annonce et dedans la vie renonce. Si vous l’aviez connu comme je l’ai connu enfant, vous jugeriez avec moi que c’est un combat bien inégal. C’était une force de la nature.
— Et votre maman ?
— Elle est morte peu de temps après ma naissance, je ne l’ai pas connue. Il a donc été mon père et ma mère à la fois. Hein Papa qu’on fait une bonne équipe ?
— Il faisait quoi comme métier ce papa si fort ?
— Oiseau. Enfin, c’est ce que je mettais sur la fiche qu’on remplissait à chaque début d’année scolaire. J’étais tellement fier de lui. Le mercredi, je courais le rejoindre au phare de Menez Tan. Et 307 marches plus tard, parvenu dans la lanterne, je contemplais l’océan à ses côtés jusqu’à la tombée du jour. Jusqu’au moment où il me laissait allumer le feu. Et comme c’était un phare de premier ordre, il avait une portée de quasi 30 milles marins. J’avais l’impression d’éclairer l’Amérique.
— Je comprends mieux maintenant pourquoi il regarde toujours par la fenêtre. C’est triste mais nous sommes obligés de faire descendre le volet, c’est l’heure où certains résidents, votre père en fait partie, ont de fortes montées d’anxiété, d’où de l’agitation et même parfois des hallucinations. Vous savez comment on appelle ça ? Le syndrome du coucher du soleil. Vous revenez demain ?
Oui, Louis reviendrait demain. Enfin, il essaierait. En fonction du déroulement du chantier. Son entreprise, Kergal BTP, avait obtenu l’an passé l’agrandissement de la maison de retraite. Il avait fallu tout d’abord démolir d’anciens ateliers techniques communaux, transférés quelques années plus tôt en zone industrielle. Puis creuser deux niveaux de parking avant de s’attaquer à l’édification des quatre étages.
Oui, il essaierait. En temps normal, il passait la journée sans descendre. Car il lui fallait une dizaine de minutes pour monter et autant pour regagner le plancher des vaches. Pour autant, c’est la météo qui avait le dernier mot. Si n’anémomètre mesurait un vent à plus de 50 km/h, la prudence voulait que les activités s’arrêtent et, en bordure d’océan, ce n’était pas si rare. Louis avait pris la suite de son père. Lorsque les phares de la région avaient été automatisés, Fañch s’était retrouvé comme orphelin. Le seul métier qui ait trouvé grâce à ses yeux fut celui de grutier. Peu ou pas de comptes à rendre, pas de conversation à tenir, « loin des hommes et près de Dieu » comme il aimait à dire. Et cette vue qui lui rappelait le Menez Tan. A la sortie de son BTS, Louis avait intégré l’entreprise et avait pris la suite de son père, une fois sa retraite prise.
Oui, il essaierait. Et comme le hasard faisait parfois bien les choses, sa grue était implantée dans ce qui avait été le jardin commun à l’hôpital et l’hospice. De sa cabine, il pouvait donc voir la chambre de son père. Il l’imaginait le regard tourné vers le large, figure de proue d’un navire immobile.
Oui, il essaierait.
Mais il n’y parvint pas. Le temps était dégagé, le vent très faible. Ils travaillèrent sans relâche. Il multiplia les opérations de levage qu’il pouvait suivre sur son écran de contrôle, en lien radio avec Manu, le pote de toujours de son père, son chef de manœuvre, ses yeux au sol. Lorsqu’il redescendit en fin d’après-midi, il était contrarié de n’avoir pu se dégager un temps. Manu donnait les consignes aux ouvriers pour le lendemain.
— Ça a été là-haut dans les étoiles ? lui demanda-t-il.
— Impec. A cette vitesse-là, on aura fini le premier étage avant la fin du mois, non ?
— Ça va dépendre du talent du grutier, donc rien n’est moins sûr, répondit-il en donnant une claque dans le dos de Louis. Comment va ton paternel ?
— Tout doux…
— Je suis un peu honteux de ne pas aller le voir plus souvent mais le fait qu’il soit là et pas là en même temps, ça m’arrête. Le Fañch que j’ai connu est déjà parti.
Louis appréciait la franchise de Manu. Ça le changeait des circonvolutions de certaines personnes qui ne savaient pas comment justifier la gêne qu’elles avaient de se trouver en présence de son père. Et qui donc finissaient par ne plus venir.
— Il a refermé la porte derrière lui. Dimanche, c’est son anniversaire. Et il ne s’en apercevra pas.
Louis avait été un peu surpris de la suite de l’échange avec Manu. Qui avait fini par le convaincre.
— Vous êtes sûr de vous ? lui avait demandé Laétitia.
— Pas du tout mademoiselle. Mais ce petit parfum d’aventure, suis sûr que ça plait à mon père.
— Je l’habille comment ?
— Normalement, mais prévoyez l’anorak, ça peut faire frais là-haut.
— Monsieur Le Goff, votre fils va vous faire une surprise pour votre anniversaire, vous êtes content ?
Fañch ne réagit pas. Il se laissa faire pour passer ses habits et se rendit aux toilettes à l’invitation de l’aide-soignante. Au bras de son fils, ils sortirent de l’hôpital et prirent la direction du port. Louis avait remonté le col de son père pour lui couvrir la gorge. Fañch regardait les devantures de magasins, dévisageait les promeneurs mais sans faire montre d’une quelconque émotion. Parvenus au port de plaisance, ils s’installèrent sur la terrasse du Café de la marine. Le temps était dégagé, l’air était frais et ensoleillé. Louis commandât deux verres de champagne, c’était l’occasion au jamais. Il tendit la coupe à son père, puis ils trinquèrent. Fañch but sans plaisir apparent. Ils profitèrent une bonne demi-heure des rayons du soleil puis Louis régla la note.
— Papa, on y va, la petite surprise c’est maintenant. Donne-moi le bras.
Les deux refirent le chemin en sens inverse et parvinrent le long des anciens jardins de l’hospice. De grandes barrières de chantiers en délimitaient l’accès, le temps des travaux. Louis s’arrêta devant une large porte métallique et sortit un trousseau de clés.
— Fais attention où tu mets les pieds, c’est un peu le Bronx ici.
Ils se dirigèrent à l’extrémité ouest de la zone de travaux. Manu avait tenu à tout préparer. La nacelle était à terre, suspendue par un long filin d’acier à la flèche.
— Prêt pour un voyage dans l’espace papa ? Monte. Je vais t’attacher.
Fañch se plaça au centre de la nacelle, se laissa passer la sangle d’attache. Des grilles de couleur jaune sécurisaient l’équipement, de sorte que les ouvriers, qui d’ordinaire empruntaient la nacelle, ne pouvaient pas chuter lors de la levée et avant l’arrivée sur la zone de décharge. Louis invita son père à s’asseoir sur le fauteuil que Manu avait emprunté à la baraque de chantier et solidement arrimé en fond de nacelle.
— Ceinture et bretelles ! Je te fixe la radio au grillage papa, comme ça nous pourrons communiquer, OK ?
Louis se dépêcha de grimper tout en haut de la grue jusqu’à atteindre sa cabine. Il était un peu plus de 17h30, le soleil descendait peu à peu et s’apprêtait à enflammer l’horizon. Il fit jouer la clé dans la serrure, s’installa rapidement sur son fauteuil, se coiffa de son casque radio. Avant d’entamer la manœuvre, il jeta un dernier coup d’œil à l’anémomètre digital, qui indiquait un vent quasi nul. A l’aide de ses deux leviers de commande, il leva la nacelle et, une fois celle-ci parvenue à une vingtaine de mètres du sol, fit jouer le charriot pour la placer en bout de flèche. Puis il reprit l’ascension.
— Tu te rappelles Papa du temps où tu étais tout en haut de ton Menez Tan ? Que tu éclairais le monde ? Tu ne peux pas avoir oublié. Tout mais pas ça. Ce temps suspendu de la bascule où tu prenais le relais du soleil.
Louis avait placé la flèche dans l’axe du soleil couchant. La petite caméra lui renvoyait sur son écran de contrôle les images de l’intérieur de la nacelle. Fañch avait alternativement le regard fixe ou les yeux fermés. Comme si l’intensité de l’instant le contraignait à de courtes respirations. Louis quitta l’écran des yeux pour profiter du spectacle. Avant de toucher l’océan, le disque solaire avait traversé une fine couche de nuages qui avait mis en valeur toute une palette de jaune et d’orange qu’on croyait tout droit sortie d’un tableau impressionniste de Claude Monet. Il se surprenait d’être le témoin privilégié de cette lente extinction que l’aurore viendrait inlassablement rallumer, dans un affrontement sans fin et sans vainqueur.
— Tu sais ce que j’ai dans ma cabine Papa ? Ce poème d’Emile Verhaeren, que tu avais affiché dans la tienne pour te consoler d’avoir quitté ton phare. Ecoute :
La mer est belle et claire et pleine de voyages.
A quoi bon s’attarder près des phares du soir
Et regarder le jeu tournant de leurs miroirs
Réverbérer au loin des lumières trop sages ?
La mer est belle et claire et pleine de voyages
Et les flammes des horizons, comme des dents,
Mordent le désir fou, dans chaque cœur ardent :
L’inconnu est seul roi des volontés sauvages.
Louis vit son père se redresser sur son siège, la tête légèrement en arrière, semblant vivre l’instant intensément. Lui aussi s’émerveillait de ce spectacle dont on ne pouvait se lasser, à moins d’avoir perdu le goût en tout. Lorsque son regard se reposa sur l’écran de contrôle, il vit son père debout, qui s’était approché de la grille.
Fañch se retourna et sourit à la caméra. Il détacha la sangle de sécurité.
— Merci Loulou. A quoi bon s’attarder près des phares du soir ?
Il déverrouilla le portillon de métal, s’approcha du vide, écarta les bras et sauta.