
L’ultime question
Par Thierry Boussier
C’est un homme piétiné par tous, à commencer par sa famille, dès sa naissance. Rien ne semblait pouvoir le libérer de ce passé infernal, sauf que…
Tout gamin, Jean-Pitou n’avait rien pour attirer l’attention. Il n’était pas d’une intelligence supérieure, pas d’un physique inoubliable, pas d’une famille célèbre… Pourtant, excepté ses grands-parents et parrain qui aimaient en lui cet enfant éveillé, attentif aux autres, proche de la nature, tous lui manifestaient un rejet viscéral. « Est-ce que j’ai quelque chose de plus que les autres, ou de moins ? Je suis comme tout le monde ! », sanglotait le môme auprès de son parrain, trop tôt disparu.
Certains êtres attirent la lumière, lui concentrait sur sa personne une inconcevable somme d’hostilité. Et son existence prit un tour dramatiquement hors du commun.
Dès la maternelle, il fut raillé par ses camarades. Ses maîtres n’auraient su dire pourquoi, et ne s’en préoccupaient pas. En primaire, cela a continué.
Ses parents lui avaient donné le nom d’un des grands-pères accolé à celui du héros d’un film populaire, un chien. C’est que ayant déjà deux garçons et une fille espacés d’un an d’écart, ils auraient voulu en rester là.
Chaque année on fêtait l’anniversaire d’achat de la maison, acquise quelques mois après la voiture ; celle-ci étant spacieuse il fallait un garage assez large pour ne pas taper la portière en entrant ou en sortant. On avait fini par trouver la maison idéale. Depuis, pour le couple c’était une fête rituelle qui commençait par le restaurant, et se terminait sous la couette.
***
Mais une année, quelque chose n’a pas fonctionné : peu après la fête, on apprit que madame était enceinte. Cette perspective ne présentait de risque ni pour elle, encore jeune, ni pour l’enfant à venir, mais fut reçue comme une bien mauvaise nouvelle. On fit contre mauvaise fortune bon cœur et la future maman, navrée, résuma pour ses voisins du Clos Garden : « On a décidé de le garder ». Les parents restèrent néanmoins très remontés contre cet intrus qui allait débarquer dans leur famille. Finissant par croire à son propre discours, le père grommelait : « On lui a rien demandé ! D’où y sort ç’ui-là ? »
Un si mauvais coup du sort devait être conjuré et vengé, et l’on décida de ce prénom singulier. Le résultat n’en fut pas heureux mais tant pis, et c’est ainsi que très tôt le gamin s’entendit apostrophé : « Ici, nom d’un chien ! », « Vilain toutou »…
Au collège, cette agressivité est montée d’un cran avec des « jeanbitou, jabitou, jeanpeuplu, jeanfoutre »… Les grands-parents paternels avaient fait remarquer qu’un nom pareil pouvait se transformer en handicap pour la vie entière, en vain. Au demeurant, l’acharnement contre cet être pouvait-il n’être attribué qu’à son seul prénom ?
Au retour des vacances de Toussaint, dans cette troisième qu’il redoublait, les méchancetés ont repris. Jean-Pitou, seul élève en short par un froid vif à la récréation, on s’est moqué de lui. Il a répondu par un gros coup de poing dans le ventre de celui qui s’esclaffait bruyamment : première fois qu’on le voyait réagir. Stupéfaits, les autres camarades furent traités de la même façon, se retrouvant souffle coupé, courbés en deux. Les derniers décampèrent et la fin de la récréation sonna.
La famille de Jean-Pitou était aisée mais depuis sa naissance, plutôt que de lui acheter des vêtements, on mettait de côté, pour lui le petit-dernier, ceux des aînés : « On recycle, c’est notre contribution à l’écologie ! », pouffait le père. Une autre règle s’appliquait : jusqu’à ce qu’il gèle « à pierre fendre » comme disait le daron, c’était « le short ou rien ». « Ça vous fait des hommes », tonnait-il si Jean-Pitou venait à protester. Jean-Bique, comme on l’appelait chez lui, n’allait évidemment pas expliquer ça au collège ; il ne parla pas non plus à ses parents de l’incident.
En classe, les jours suivants le climat parut s’apaiser, son sursaut avait porté des fruits. Des élèves lui adressèrent la parole poliment. Mais le vendredi, c’est reparti : Bouzingue, destinataire de son premier coup de poing, Jean-Frédéric Bouzingue s’en prit à lui sans raison. Alors Jean-Pitou lui a lancé un défi : ça allait se régler après la classe, sur le parking derrière l’école. Les clans, ou plutôt l’unique clan, s’est reformé contre lui ; ceux qui lui avaient adressé la parole sont redevenus invisibles.
Et à 17h, ça a été terrible. On aurait dit que Jean-Pitou déchargeait sur Bouzingue la révolte d’une dignité si longtemps piétinée. Crachats, arrachage de cheveux, coups de pieds, coups de poings… Pour finir l’inattendu vainqueur écrasa de son pied le ventre de Bouzingue, à terre. Jean-Pitou allait lui uriner dessus ; il fit les gestes et s’arrêta juste à temps. Un silence de mort emplissait le parking.
Le cercle des spectateurs avait reculé, les filles étaient médusées. Lentement, Jean-Pitou dévisagea un à un ses copains de classe. Jeta un coup de pied à l’orgueilleux qui se tenait la tête, ramassa son cartable, fendit le cercle, et prit à pied la direction du domicile paternel.
Le lundi marqua un tournant. Jean-Pitou avait dû trouver des explications pour son père, étonné de le voir arriver avec deux boutons en moins, et si tard. Ses réponses, non sans aplomb, avaient suffi. Rentré au collège, il s’attendait à d’autres difficultés et en effet monsieur Dugong lui fit savoir qu’il l’attendait dans son bureau. Ce directeur était un homme à l’écoute mais voulant minimiser les problèmes, il en laissait passer, et même des gros. C’était le cas avec Jean-Frédéric et Jean-Pitou, sur lesquels on avait déjà attiré son attention ; jamais il n’était intervenu ni n’avait mandaté quiconque pour le faire.
« Vous savez pourquoi je vous convoque, commença-t-il. Ce qui s’est passé vendredi est grave. Donnez-moi votre version des faits. » Après que l’élève se fut expliqué, il reprit :
« Les parents de votre camarade menacent de porter plainte. Vous avez de la chance qu’ils ne l’aient pas déjà fait. Ils demandent une sanction exemplaire, et je suis obligé de les suivre. De mon côté je vais devoir convoquer vos parents. Je sais que »… Mais l’élève lui coupa la parole : « Monsieur s’il vous plaît, pas ça ! Sinon ils vont me battre. »
Le directeur n’ignorait pas qu’il avait affaire à une famille particulière, mais ne s’attendait pas à cela. Il voulut en savoir davantage. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de short, en début de semaine ? » Le gosse lui répondit que, tant qu’il ne faisait pas très très froid, ses pantalons restaient dans les placards et qu’il n’avait le droit de mettre que des culottes courtes, celles de ses deux frères aînés. « En plus elles sont souvent usées et les autres se moquent de moi. »
L’embarras du directeur était réel. Convoquer les parents d’un élève qui en avait blessé un autre s’imposait. Mais il en découvrait les conséquences possibles, sur lesquelles il ne pouvait rien.
« Je regrette Jean-Pitou, mais vos parents vont être convoqués, le courrier partira ce midi. J’espère vivement que les sanctions familiales ne seront pas celles que vous redoutez. J’attirerai l’attention de vos parents sur l’importance de la pédagogie dans l’éducation, et notamment lors des sanctions. »
Le gamin ne put réprimer un sanglot. Il se leva, considéra le directeur et quitta le bureau, la porte ouverte.
***
Après une courte hésitation, Jean-Pitou résolut de se rendre en classe comme si de rien n’était. Ayant manqué la première heure de cours, il fila directement en anglais où les autres attendaient l’ouverture de la classe. On ne fit pas plus attention à lui que d’habitude et ça lui allait très bien. Le reste de la journée se passa sans incident, de même les jours suivants. Le camarade qui avait commencé à lui parler revint et se plaça à côté de lui, des filles lui souriaient quelquefois.
Il cru que les choses s’étaient finalement arrangées comme par miracle : ses coups violents avaient été oubliés, le directeur l’avait compris et après son avertissement oral lui avait donné une deuxième chance et n’avait pas convoqué ses parents.
Aussi était-il presque serein pour une fois depuis bien longtemps lorsqu’il arriva comme chaque fin de semaine à la même heure à la maison familiale. Cette fois-ci, il avait le sourire.
Sitôt la porte franchie, des coups d’une violence inouïe s’abattirent sur lui. Son géniteur comme il le nommait, l’accueillait : au visage, dans le ventre, les tibias, des coups de pied, de poings, des crachats. « Alors c’est comme ça que tu fais honneur à la famille ?! Je vais t’apprendre, moi ! » Le père s’excitait de sa propre violence, tapant son fils contre le mur. Il dénoua son ceinturon, et continua avec. C’était carnage et hurlements, au point que la mère finit par sortir de devant la télé : « Moins fort, ils disent l’horoscope ! » Le môme gisait au sol, visage tuméfié. Enfin satisfait, le père clôtura sa séquence d’un « Non mais ! », ne se donna pas la peine de récupérer son ceinturon, s’essuya les mains contre le mur, ficha le camp à la cuisine se mettre un peu d’eau au visage et se donner un coup de peigne, et souffla un bon coup. L’heure du dîner approchant il se dirigea vers le mini bar, se servit une double dose de son bourbon préféré, et alla se poser dans un fauteuil. Il s’amusait à faire doucement tourner l’alcool dans le verre carré, regardant les traces de liquide s’estomper. Soudain, fronçant les sourcils il s’arrêta et cria à son épouse : « Poupouse, des glaçons ! »
Dans l’entrée le gosse était méconnaissable. Ses deux frères l’enjambèrent pour aller bouffer, manquant de déraper sur le ceinturon, et lui lancèrent : « Tu l’as bien cherché ». Et sa grande sœur : « Y t’a pas raté ! Bien fait pour toi. »
Jean-Pitou passa une partie de la nuit comme ça. Puis à un moment, s’agrippant au mur il se mit debout. Son nez lui faisait mal, il y porta la main et comprit que sous le sang coagulé il était cassé. Il tourna la tête vers la porte d’entrée : verrouillée comme d’habitude. Il se dirigea vers la cuisine, prit un tabouret et le projeta violemment contre la fenêtre. Il grimpa sur l’évier et sauta par l’ouverture qu’il venait de créer. Dehors, il essaya de défriper ses vêtements. Il réalisa qu’hier il venait d’avoir 15 ans.
En famille, le week-end se déroula normalement : supermarché, bibliothèque, sortie cinéma, balade familiale. Bien sûr, quand le matin on avait découvert la fenêtre cassée et l’absence du sale gosse, on s’en était pris à lui à l’unisson, parents, frères et sœur d’un seul cœur. Une mare d’urine stagnait dans l’entrée, devant la cuisine, avec de la terre qui avait dû se décoller de ses chaussures. La mère en était vraiment désolée : « C’était sa semaine de ménage, alors c’est qui qui va me le faire ?! » Son mari la rassura : « Attend un peu, tu vas voir quand y va rvenir ! Vous, touchez-y pas, c’est pour quand y rentrera. »
Mais comme il n’était toujours pas rentré le dimanche midi, que ça commençait à sentir et qu’on devait faire attention à ne pas glisser dessus, le père demanda à sa fille de mettre ça propre et ajouta pour faire bonne mesure : « Mais qu’est-ce qu’il fout ce saloupiaud, nom d’un chien ?! »
Le lundi, il n’était pas non plus en classe. Le directeur attendit le mardi pour contacter la famille. Il fut surpris d’entendre le père se confondre en excuses, et se révéler incapable de lui dire où était son fils, assurant que « pourtant ma foi oui, le week-end s’était bien passé. » A la fin de la semaine, le saloupiaud n’était pas réapparu au collège. Ni dans sa famille où finalement chacun avoua mutuellement son soulagement lors d’une soirée-détente.
Dans un premier temps, l’école avait considéré que c’était aux parents de voir avec les autorités pour le retrouver. La famille avait jugé que les autorités avaient déjà suffisamment à faire pour assurer la sécurité des braves gens, sans qu’il soit besoin de leur en rajouter. Néanmoins, services sociaux et police les rattrapèrent. Ce sont des parents éplorés qu’ils entendirent, évoquant « un adolescent turbulent mais tellement attachant. » Le pire, confiaient-ils entre deux pleurs, c’est qu’il ne leur restait même pas l’ultime souvenir du fiston, ce bout de papier balayé par un vilain coup de vent où il annonçait son départ à l’étranger.
Ratissages et avis de recherche ne firent pas revenir le saloupiaud. Rassurée, la famille reprit le cours paisible de son quotidien. Les enfants jouirent d’une chambre supplémentaire, bienvenue pour installer le labo photo de l’aîné. Petit à petit, le sale gosse tomba dans l’oubli. Les enfants ont grandi, se sont mariés, se sont acquis de belles situations. Ils avaient réussi dans la vie, accordant en retour aux parents les fruits d’une éducation réussie.
***
La retraite venue, le papa a voulu réaliser un voyage qui lui tenait à cœur. Il désirait se rendre dans un ancien camp de concentration pour voir ce qu’il en était, et « faire la part des choses ». Cette page d’histoire l’intéressait. Il convenait qu’il y avait eu beaucoup de morts là-bas mais comme le disait un de ses amis, « Il doit y avoir une bonne raison et, comme d’habitude, on veut pas nous dire ». C’est ainsi que Jean-Marie et lui jetèrent leur dévolu sur Auschwitz : « Là au moins… ».
Ils préparèrent du mieux possible l’expédition. Au surplus, cette destination offrait l’occasion de découvrir un beau pays. Le papa se procura l’édition française du journal du directeur du camp, intitulée : « Le commandant d’Auschwitz parle. » Avant d’être pendu en 1947, il avait en quelque sorte fait le point. L’éditeur soulignait « le ton du récit, qui unit froideur à une désarmante simplicité. » A la lecture le papa découvrit en ce directeur un honnête père de famille, soucieux de la bonne éducation de ses enfants, leur consacrant du temps en dépit de ses responsabilités prenantes, aimant les chevaux. Il se rendit à l’évidence : un tel homme ne pouvait être entièrement mauvais. Du reste, il se trouvait avec lui de nombreux points communs. Et de conclure, du ton de celui à qui on ne la fait pas : « Encore un qu’on a un peu trop vite accablé. »
Le voyage se déroula en été. A Auschwitz, la nature était en fête. Une herbe verte, brillante, drue, parsemée de fleurs sauvages entourait les bâtiments. Non loin, s’offraient au regard des arbres magnifiques. « Ils ont poussé là où j’allais vider les cendres des fours crématoires. » Les deux visiteurs se retournèrent : un petit groupe avançait lentement, conduit par une femme dont ils déduirent qu’elle était une rescapée. Devant une précision d’aussi mauvais goût, ils préférèrent bifurquer et commenter eux aussi le paysage en revenant à la maxime de fer forgé toujours fixée au-dessus du portail d’entrée. « C’est de l’allemand expliqua doctement Jean-Marie, j’en ai fait un peu autre fois. Ça veut dire : le travail rend libre. C’était pour les arrivants. ». « C’est que du bon sens renchérit son ami, ça y redonnait un peu de sens moral. »
Dans les baraquements encore debout, tout était bien rangé : cheveux dans une salle, jouets d’enfants dans une autre, chaussures ici, vessies et abat-jours par là… Rien à redire côté organisation, convinrent les deux compères. Pour le reste ils ne savaient que trop penser. « Ceux qu’ont passé là, j’aurais pas aimé être à leur place, mais bon… », conclurent-ils avant de se lancer joyeusement vers la découverte de Varsovie.
Les trois enfants du papa avaient décliné la proposition de se joindre à lui et à Jean- Marie, pour ne pas renoncer aux vacances en bord de mer et la maman, sa santé déclinant, avait voulu s’épargner une fatigue superflue. Son décès suivit d’ailleurs de peu ce retour d’expédition. Un bon prêtre célébra les obsèques devant une assemblée de voisins et d’amis émus.
Il arrivait que le papa fut traversé de ce qu’il nommait des « questions existentielles ». Il le reconnaissait devant un public conquis en s’excusant : « Prenez l’évangile. Je croyais que c’était pour qu’on soit tous frères, mais non ! Y a un endroit où il est écrit que le fils de Dieu est venu apporter la division dans une même famille : le père contre le fils ! C’est à n’y rien comprendre. Heureusement qu’on n’a pas ça chez nous. » Et on riait de bon cœur.
Un autre point le taraudait, dont il ne s’ouvrait que rarement. Et là aussi on lui répondait par de grands sourires d’indifférence. C’était un passage d’évangile, un peu chagrinant parce que c’est le fils de Dieu lui-même qui racontait une histoire ; le papa se la remémorait régulièrement : « Alors un pauvre arrive au paradis -admettons. Pas loin, un riche souffre le martyre, torturé par le feu et la soif, il est en enfer. Reconnaissant le misérable qui sur terre tendait la main sur le seuil de chez lui, il demande à ce qu’il vienne le désaltérer. Mais Dieu lui-même refuse : ceux qui ont souffert sur terre ont maintenant droit au bonheur, et inversement. Alors ce pauvre riche demande que le pauvre soit envoyé sur terre alerter sa famille, pour qu’ils prennent garde à ce qu’ils font ici-bas, ça a des conséquences. Mais c’est non encore. Alors dites-moi, moi je comprends pas : il est bien ce riche, il est comme moi, il pense aux autres. Bien sûr que je m’intéresse pas aux incapables mais aux autres oui : mes fils, ma fille, Mimosa, ma femme. Je fais attention à tous, je me suis occupé jusqu’au bout de ma vieille épouse… ». Mimosa : son cher chat aux yeux jaunes et au pelage noir : « En voilà un Noir que j’aime ! », ajoutait-il en guise de commentaire rituel et tellement drôle.
Toutefois, ne parvenant pas à comprendre ce qui clochait, il en ressentait parfois des frissons. Et personne hélas ne l’éclairait, lui semblait-il. Surtout pas son confesseur qui avait baptisé leurs quatre enfants et appréciait cette famille généreuse. Volontairement ou pas, il étouffait dans l’œuf toute introspection funeste, la noyant sous « la miséricorde infinie de Dieu ». Un jour, enhardi par un gros chèque, le prêtre avait congédié son pénitent d’une tape dans le dos : « Allez, no soucy ! ».
***
Chacun voyant arriver les dernières années de bonne santé du cher papa, il fut décidé de lui offrir un voyage. Ce serait en Corse, l’île de beauté. Ses enfants et conjoints seraient avec lui pour rendre ce séjour inoubliable. Cet objectif fut pleinement atteint.
L’ultime journée commençait par un circuit sur une de ces routes magnifiques dominant la mer. Une douillette émotion taquinait les esprits : tous, à commencer par sa fille qui conduisait fièrement le van luxueux, étaient conscients de vivre en famille au complet leur dernier grand moment.
Puis, tout est allé très vite. Un bruit sec, le pare-brise éclate, la pilote s’effondre et le véhicule dévale en tonneaux la pente escarpée, stoppé par un éperon rocheux à quelques mètres d’une mer lumineuse. De nouveaux tirs, et le véhicule prend feu.
Une ornithologue confia à la presse : « J’ai tout vu. C’est moi qui ai alerté les secours. Du sentier où j’étais, j’observais aux jumelles un couple de milans qui allait se poser sur des arbres, c’est très rare. En faisant ma mise au point j’ai aperçu une femme avec un fusil. Je n’en croyais pas mes yeux mais je l’ai vue viser et tirer sur ce véhicule à plusieurs reprises, même après sa chute. Elle a désarmé son fusil et semblé envoyer un message sur son téléphone. Puis c’est elle qu’a été tuée. Le coup de feu venait de par là. J’ai commencé à avoir peur, je me suis assise et j’ai appelé les secours. »
Arrivés par hélicoptère, ceux-ci parvinrent à accéder au véhicule en équilibre précaire, et en dégagèrent six corps carbonisés. Ce qu’il restait des visages au vu des photos publiées exprimait une terreur folle, l’enfer. Un septième et dernier passager fut dégagé, moins brûlé mais totalement défiguré, entre la vie et la mort.
L’enquête démarra rapidement et tourna court aussi vite. L’hypothèse la plus crédible était celle d’un assassinat commandité, dont l’exécutante aurait à son tour été éliminée. Mais qui pouvait en vouloir à une famille aimante réunie autour du papa ? Le tireur avait-il visé le téléphone ou bien celui-ci était-il piégé pour exploser après l’envoi du message ? Remonter au numéro destinataire fut facile et conduisit à un numéro étranger, détenu huit jours seulement par un certain Raf. De la femme qui avait tiré, on avait l’identité, elle travaillait chez un notaire. Règlements de comptes pour un terrain, vendetta ? On savait aussi l’endroit fréquenté par des hommes de la Légion étrangère, mais l’information apportait plutôt une confusion supplémentaire.
***
Maintenu dans le coma, le passager de sexe masculin fut décrété hors de danger quatre semaines plus tard et identifié comme étant l’aîné de la fratrie. Il ne reçut pas de visite sinon de ses enfants et neveux, et un mois après sa sortie du coma, celle d’une dame âgée plutôt grande ; elle avait demandé où il se trouvait, et désirait lui parler dans l’intimité.
A l’heure du goûter, l’aide-soignante, arrivée au seuil de la chambre avec ses rafraîchissements, poussa un cri. Le drap blanc du convalescent était maculé d’une tache rouge et plusieurs trous. Un ceinturon avec une trace de sang séché avait été jeté par-dessus. Une expression de terreur tordait le visage du défunt. De sa bouche fermée dépassait un bristol portant juste un nom, Raf. La fenêtre était ouverte : on était au premier étage, la vieille dame avait dû sauter.
L’enquête reprit un tour nouveau, cette fois-ci en direction de la Légion, la presse s’étant fait l’écho d’un engagé, récemment démissionnaire, aperçu sur l’île. Des proches de la Légion confirmèrent la chose, saluant un militaire exemplaire et apprécié.
On réinterrogea l’aide-soignante. Celle-ci ajouta à sa déposition antérieure avoir été étonnée par cette femme qui portait une sorte de foulard très fin autour de la tête ; elle avait cru voir sur ce foulard, ou alors tatoué sur son front, un ange avec un fusil. C’était si surprenant qu’elle ne pouvait l’affirmer.
Les enfants des familles décimées réclamaient justice mais l’enquête piétinait, et le dossier sortit de l’actualité judiciaire. Jusqu’à ce jour où sept ans plus tard, le tribunal reçut une enveloppe intitulée « pour la justice ». Dedans, les quelques feuillets commençaient ainsi : « Je viens parler de Raf, Raphaël ». Au greffe, on avait l’habitude de ce genre de courriers souvent très farfelus. Le rapprochement fut fait avec l’affaire des morts du van mais, pressée par des urgences, l’équipe le glissa dans le dossier avant d’y revenir ultérieurement. Ce fut le cas au retour des vacances où un juge rouvrit l’enveloppe, et lut ceci : « J’ai connu Raphaël avant son entrée à la Légion. Très violent, comme moi. Chef de bande à la réputation terrible. Le premier jour, on en est venus aux mains. A son actif plusieurs casses et des meurtres mais jamais de prison : toujours très bien défendu, toujours innocenté ». Suivait une foule de références explicites pour la justice, confirmant au besoin la valeur du témoignage, et des pages plus personnelles sur la relation entre l’auteur et Raf.
Le juge arriva à un passage qui l’interpella : « Peut-être deux ans après qu’on se soit connus, il s’est passé quelque chose. Quand on se croisait en France ou à l’étranger on ne parlait jamais de notre vie mais j’avais le sentiment que Raphaël avait un secret ; nos parcours avaient des points communs même si lui venait d’un milieu aisé et moi d’une famille pauvre. Un soir qu’il m’avait détaillé un braquage qu’il venait de réussir, il est resté dormir chez moi avec ses gardes du corps. Au matin, nous sommes allés au marché. Tandis qu’on avançait dans la foule, une vieille nous a presque bousculés pour aller à l’étal qu’elle voulait. Presque bousculer Raf c’était grave, elle s’en est rendue compte trop tard. Il s’est planté devant elle, de toute sa hauteur, bras croisés, et l’a fixée. La vieille courbée a relevé la tête et l’a regardé, étonnée. Il était toujours là, devant, lèvres serrées, alors elle a dit : « Je vous demande pardon, monsieur ». Raf est devenu livide : «… Pardon?! ». Je me suis immédiatement interposé pour ne pas que ça dégénère. La vieille était décontenancée : « Je suis désolée… Je… Je vous offre un café ? ». On s’est regardés, abasourdis. Je connaissais Raf, il fallait réagir très vite, la vieille avait l’air tellement fragile et en face Raf indomptable. J’ai répondu : « Pas de café, un alcool ».
Le récit se poursuivait avec un luxe de détails, puis : « Un jour on est allés chez elle dans la montagne, elle nous avait donné rendez-vous au bout d’un chemin. On se demandait ce que faisait cette vieille d’un genre qu’on ignorait, c’était quoi son métier. « Ermite », qu’elle nous a dit. Raf et moi on connaissait pas. Son truc c’était de vivre toute seule isolée, avec des dons qu’on lui apportait là-bas. A côté du cabanon où elle créchait, il y avait un abri un peu plus confortable aménagé en deux parties : une pour ses prières, sa chapelle, et une pièce pour quelqu’un qui aurait voulu se « laisser reconstruire » comme elle disait, si j’ai bien compris réfléchir à sa vie, et qui aurait pu séjourner là quelque temps ; c’est là qu’on dormait. Elle, elle priait Dieu : c’était vraiment pas fait pour nous. »
Le juge comprit qu’entre les deux hommes et l’ermite une relation s’était créée ; ils sont allés la trouver trois fois sur la montagne. « Je me souviens de notre dernière visite. Raphaël a déroulé pour cette femme tout le fil de sa vie. J’imaginai bien qu’il avait affronté des périodes infernales, mais pas à ce point.
Une question l’avait longtemps taraudé : pourquoi cet acharnement contre lui ? N’y trouvant pas de réponse, il l’avait en quelque sorte enjambée.
L’ermite réalisa pourquoi le mot « pardon » avait failli lui coûter la vie. Et osa s’adresser à lui d’une façon incroyable. Avec une image : « Le barrage là dans la vallée, ses milliers de tonnes d’eau, il les transforme en énergie. S’il craque, c’est la mort pour des milliers de personnes. Pour toi c’est l’inverse : ces milliers de tonnes d’eau noire que tu retiens pourrissent ta vie, mais elles pourraient la transformer. Tu voudrais pardonner ? ». J’étais sidéré par cette proposition, et plus encore en pressentant mon ami touché. Il remua la tête et fit « Non ». Elle suggéra : « Prier avec moi Jésus-Christ de te donner le désir de pardonner ? ». « Non ». Elle réitéra une troisième fois : « Aimerais-tu pardonner? ».
Un instant s’écoula et Raf répondit sans relever la tête : « Je ne peux pas ». Les lèvres de la femme de Dieu, comme on la nommait, bougeaient, j’ignore ce que cela signifiait. Elle posa sa petite main osseuse sur le poing fermé de Raf, le fixa et lui dit : « Je suis avec toi ». Le témoignage s’arrêtait brutalement là, signé « Gabriel ».
Peu après le juge transmit cette liasse à un collègue, qui s’arrêta sur un autre passage où étaient transcrits des propos de Raphaël lors de la deuxième rencontre avec cette femme : « Si au moins ils m’avaient aimé. Même mal, même brièvement, même égoïstement, même en m’utilisant. Mais dès ma naissance, ils m’ont haï sans raison. »
Gabriel ajoutait : « Raf m’a dit un jour qu’il entrerait à la Légion pour changer de vie, et d’abord de nom. Je ne doutais pas que Raf n’était pas son nom, et je sentais qu’il était habité par un projet secret en rapport avec sa vie passée, sa jeunesse peut-être. Son choix de prénom était fait, proche de son pseudo : Raphaël, et il se donnait un patronyme à consonance slave. « Raphaël » : il en aimait la sonorité. Lorsqu’il apprit que c’était le nom de ce qu’ils appellent un messager de Dieu, il le dessina et lui ajouta une arme dont l’usage ne laisserait aucune chance. C’était devenu son identité, qu’il se fit tatouer au front et au thorax. »
***
En ce vendredi midi, repliant le document pour le ranger dans l’enveloppe, le juge aperçoit au verso du dernier feuillet un post-it griffonné d’une écriture serrée : « Samantha avait failli lors d’une mission précédente pour Raf. Avec l’opération van, elle espérait saisir une deuxième chance, bien que Raf fut inflexible : pas de deuxième chance. Après l’avoir utilisée, il l’a tuée. Pour son frère aîné, la confrontation à l’hôpital n’a pu qu’être infernale. Mais moi, à ce jour, je ne n’ai jamais revu mon ami, mon frère, Raphaël. »
Assis à son bureau dégagé, le juge lisse et relisse de l’index sa fine moustache. Dans son esprit défilent les visages de ceux qu’avec ses confrères, il a orientés : case prison, seconde chance, liberté… Il referme l’enveloppe. « Après, Raphaël est allé chez l’ermite j’en suis certain. Y serait-il resté ? Ça, c’est l’ultime question ».
Un bref courriel au greffe, le dossier bouclé, rangé en bas du placard avec un tour de clé, il ajoute : « Vas-t’en retrouver une ermite dans les bois à flanc de montagne…».
Surgi de derrière la vitre, un rayon de soleil vient faire briller ses yeux verts et dérider son visage. Un coup de peigne, et il sort au grand air.



