
Les neiges grises de l’Etna
De Alain Derniaux
Rencontre improbable entre un vieux Sicilien « rapatrié sanitaire » dans son pays et un évènement qui survient presque 30 ans après. Télescopage mémoriel, partage émotionnel imprévu et retour du refoulé s’intriquent…
Je m’interroge encore et encore sur la mémoire qui n’en fait qu’à sa tête, qui stocke et déstocke à sa guise, qui engloutit des pans entiers de tranches de vie au profit d’évènements qui eux, tournent en boucle et d’autres qui s’échappent malgré tous nos efforts pour les garder présents et actifs !
Souvenirs racontés, reconstruits, transformés.
Pourquoi de telles réminiscences ?
Pourquoi de tels oublis ?
Pourquoi certains visages ne s’effacent-ils jamais, allant jusqu’à nous hanter tels des fantômes ?
Pourquoi encore certaines histoires se télescopent-elles, nouant entre elles des souvenirs pourtant si distincts et si distants dans leurs contextes et dans leurs temporalités ?
Une odeur, un paysage, des émotions, le goût et la saveur, la trace, voire l’ornière creusée…par des patients disparus, absents si présents.
La mort comme un révélateur ?
Tout sauf une nostalgie sereine, mais plutôt une récurrence qui insiste, qui revient sans prévenir.
Les histoires qui vont suivre font partie et alimentent ce trouble lié à la mémoire humaine, elles m’accompagnent malgré moi, elles me dépassent en termes d’analyse et d’interprétation tout en ayant sûrement fait de moi une grande partie de ce que je suis aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit cette chose qui me dépasse me pousse à écrire ce qui suit, tel que ça m’est venu.
Il neige sur yesterday et la neige est grise comme celle qui recouvre en hiver les pans de l’Etna…
2009, le 20 mars, 18 h 45, Service de soins palliatifs, hôpital de Gap
Une appréhension me poussa vers la chambre qu’il occupait depuis maintenant quatre mois.
François était immobile, semblait endormi mais ne respirait plus !
1981, février, hôpital local de Biancavilla, province de Catane, le clan des Siciliens
Epuisé mais près du but, je m’extrais difficilement de l’ambulance et me hâte vers l’entrée de l’hôpital de Biancavilla, précisément là où nous devons transférer Mario, là où sa place est réservée, dans le service de réanimation, selon les accords fixés entre la famille et le service
Je traverse le grand porche et m’engouffre dans ce qui semble être l’entrée du bâtiment.
Pas le moindre bruit, pas de trace de l’odeur si particulière qui flotte dans les couloirs des hôpitaux ; le silence dominait, les pièces que je traversais étaient vétustes, peu meublées, comme désertées, sans la moindre présence humaine.
Pas d’accueil, pas de standard, vraiment personne, comme ces hôtels déserts en basse saison.
Pourtant le jour s’était déjà bien levé en ce matin de février, l’air était doux, le soleil nous avait déjà surpris par sa chaleur, nous qui venions de nos montagnes, de nos Alpes couvertes de neige et de glace.
Et ça sentait la fleur d’oranger et le citron.
Je ressortais perplexe de ce lieu à l’abandon pour en parler à mes compagnons de voyage restés à l’extérieur.
Ils n’étaient plus seuls, et en discussion manifestement houleuse, avec une rangée de personnages inconnus, surgis de nulle part pendant que j’explorais cet hôpital manifestement désaffecté.
Je les voyais de dos, ils m’isolaient de mes collègues, s’étant interposés entre eux et le porche d’entrée.
Ils étaient plus d’une dizaine, bien alignés, côte à côte, paraissant très déterminés…, mais à quoi ?
Atmosphère étrange, surprenante, presque surréaliste, comme au cinéma !
Que se passait-il, les mines étaient sombres, François essayait de discuter avec ce groupe d’individus à l’allure si résolue.
Le message était contenu dans la mise en scène : « no pasara » ![1]
En me faufilant entre deux hommes, je me rapprochais de François qui me confirma qu’il lui paraissait impossible de passer outre, contrairement à l’accord établi quelques jours plus tôt.
Nous ne connaissions aucun de ces personnages mais nous avons vite saisi ce qu’ils étaient venus nous faire comprendre, en multipliant les gestes marquant l’interdiction de franchir leur ligne.
On ne devait pas déposer Mario ici, le terme du voyage était manifestement ailleurs et il nous fallait les suivre, nous étions chez eux.
Malgré nos efforts et nos arguments de jeunes médecins, les négociations furent brèves et frustrantes, notre Italien parlé étant plus que maigre.
Ce brusque renoncement à notre mission initiale m’était pénible et ressemblait à une défaite, une humiliation, un affront fait à nos convictions et à notre déontologie.
Nous donnâmes notre accord à contre cœur et remontâmes dans l’ambulance pour les suivre, non sans une certaine angoisse.
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Qu’allait-il se passer pour lui, et pour nous ? Où allions-nous ? Ça ressemblait à un guet-apens, à une prise d’otages !
Le scénario initialement prévu et attendu, celui d’un transfert d’hôpital à hôpital, de service de réanimation à service de réanimation, nous échappait complètement, comme dans un film à rebondissements.
Quelques instants plus tard nous filions sur de petites routes, encadrés par les autres véhicules et la boule au ventre de ne pas savoir ce qui nous attendait.
Après quelques kilomètres à travers la campagne, sous ce soleil matinal, doux et inhabituel pour nous, nous entrâmes dans une petite bourgade aux maisons blanches et aux ruelles de plus en plus étroites interdisant tout croisement, et évoquant un entonnoir !
Dépaysement complet ici où le décor était fait de touches de blanc éblouissant marquées de ci de là de pointes de couleur égaillant les murets porteurs des premières fleurs de printemps.
Et ça sentait la fleur d’oranger et le citron.
2009 le début de la fin…
Quelques instants avant, j’étais retourné le voir, comme d’habitude, et il dormait comme souvent il le faisait, plus ou moins assommé par les antalgiques et les psychotropes que son état exigeait.
Mais là vraiment, son sommeil ne ressemblait plus à celui que j’avais pu observer tant de fois ; il était dans le coma artificiel dans lequel il avait été plongé depuis trois jours ; rien ne semblait pouvoir l’en extraire.
1981 la Sicile
Le paysage était magnifique et depuis la traversée du détroit de Messine, nous admirions la Sicile, ses plaines côtières dominées par le massif de l’Etna et les fumerolles permanentes qui s’en échappaient.
Sur le ferry, nous nous étions relayés auprès de Mario, et si lui-même ne voyait rien, je lui parlais de ce retour à domicile, sur sa terre natale, en veillant à le maintenir en vie.
J’évoquais alors avec François l’idée de gravir ces pentes avant de repartir, histoire de profiter de ce voyage si imprévu.
Plus nous approchions de notre destination et plus il me paraissait calme, détendu.
Ça n’avait pas toujours été le cas et nous avions bataillé plusieurs fois dans la nuit, dans cette ambulance traversant l’Italie sans la voir et pour le sortir de différents troubles du rythme cardiaque, de poussées d’hypertension ou de crises convulsives.
Mais là, depuis l’embarquement à bord du ferry, il était tranquille, comme s’il sentait à nouveau l’odeur de son enfance passée, de ses arbres, de ces champs traversés de coulées de lave, de tout ce qui le constituait profondément.
Un retour au pays de l’enfance, de la jeunesse, près des siens.
Et ça sentait la fleur d’oranger et le citron.
En attendant, au regard des évènements actuels, tous ces projets semblaient suspendus, incertains, voire superflus !
Les voitures s’immobilisèrent entre deux maisons.
Celle de droite disposait d’une petite cour intérieure.
Les premiers sanglots de pleureuses invisibles nous parvinrent dès l’ouverture des portes de l’ambulance, enflèrent peu à peu, au rythme de leurs pas, à mesure qu’elles s’approchaient de nous.
La fatigue accumulée tout au long des dernières 24 h disparut aussitôt derrière cette réalité nouvelle et brutale qui nous était inconnue et nous enveloppait !
Nous n’étions plus vraiment chez nous, nous venions de le réaliser et il était bien trop tard pour faire demi-tour.
A peine sortis de l’ambulance les cris et les pleurs se firent plus présents, plus nombreux, plus intenses, plus stressants.
Nous étions attendus, manifestement !
Des hommes et des femmes sortirent des maisons avoisinantes pour se joindre au groupe que nous formions déjà dans cette ruelle.
On nous indiqua alors la maisonnette située sur la droite dans le prolongement de la cour.
Quelqu’un nous ouvrit la porte et nous entrâmes dans une pièce simple, aux murs blancs crépis de chaux, équipée d’un lit et de quelques chaises alignées sur tous les pans de mur ; le reste de la pièce était vide, les pavés du sol d’un rouge sang…
Nous avons alors compris, et échangés un regard explicite, sans pouvoir en dire un mot.
Il s’agissait bien d’une chambre mortuaire et elle attendait notre arrivée.
C’est ici que le voyage allait devoir s’achever pour Mario.
Le transfert de Mario de l’ambulance à la chambre à peine achevé, nous avons obtenu l’autorisation de fermer la porte, prétextant d’ultimes obligations purement médicales, quasi-« techniques ».
Mario était encore en vie, et respirait avec notre aide…
Et ça sentait la fleur d’oranger et le citron.
2008, novembre, un contact inattendu
Tout avait commencé par un coup de téléphone.
— Allo docteur D., bonjour, je suis la sœur de François, je vous appelle de Grenoble, puis je vous parler ?
— Oui, c’est moi, je vous écoute.
— François est malade depuis quelques mois et ne veux plus suivre le programme de soins proposé par le CHU. Nous avons entendu dire qu’il existait une unité de soins palliatifs à Gap et que vous en étiez le responsable. Accepteriez-vous de vous occuper de François ?
— Bien sûr, mais que se passe-t-il, que lui arrive-t-il ?
— On lui a découvert en août dernier un cancer du poumon en lui découvrant une métastase osseuse de la hanche.
— Comment réagit-il ?
— Mal, très mal, il a interrompu ses séances de chimio et refuse la radiothérapie qui vient de lui être proposée…il a aussi fait trois tentatives de suicide et ça devient lourd pour toute la famille.
— D’accord, discutez-en avec lui et tenez-moi au courant.
1981 la chambre mortuaire
Seuls dans cette chambre, nous nous interrogeâmes :
Que devions-nous faire, que pouvions-nous faire ?
Notre marge de manœuvre se révélait très étroite, la vie de Mario était « encore » entre nos mains mais pour son clan il semblait déjà mort !
Personne ne l’avait approché… ni même regardé, encore moins caressé ou embrassé.
Pour nous, même si nous connaissions la gravité de son accident cérébral, il était vivant, accompagné et maintenu en vie par nos soins, depuis plus de 24 heures.
Eux ne l’avaient qu’à peine regardé, et le pleuraient déjà, démarrant ainsi la cérémonie, le rite qui leur appartenait bien sûr mais qui nous échappait et nous paraissait déplacé, trop précoce.
Nous n’étions évidemment pas préparés à ce scénario et à cette chambre mortuaire, les cris plaintifs des pleureuses étaient là pour nous le rappeler sans relâche, comme un leitmotiv illustrant notre impuissance, notre isolement en milieu hostile, imprévu, sans espoir de retour en arrière possible.
Cela faisait maintenant 24 h que nous étions partis et que nous n’avions pas dormi !
La fatigue accumulée émoussait nos sens, brûlait un peu nos yeux mais un vent de solitude nous enveloppa, nous oppressa et l’angoisse nous réveilla.
Que faire dans une telle impasse, seuls face à une famille si déterminée, si loin de chez nous, de notre hôpital, de nos repères et de nos certitudes médicales ?
Les jours précédents notre départ avaient été occupés par des négociations serrées, avec deux des fils de Mario.
Le retour sur la terre natale était exigé afin qu’il puisse être entouré par tous les siens, par sa famille, ses amis, qu’il soit chez lui, sur sa terre, au milieu de ses montagnes parfumées, se jetant dans la mer.
Pour y mourir en paix, disaient-ils ; certes et même très probablement…, mais comment être certain du pronostic à ce point ?
Nous ne pouvions pas imaginer d’abandonner les soins et souhaitions un transfert de service de réanimation en service de réanimation.
S’est alors posée la question des moyens à mettre en place pour réaliser une telle opération de transport et de transfert à plus de mille km de distance ?
Comment maintenir en vie un patient comateux, sans autonomie respiratoire, pendant un voyage aussi long en ambulance, sans oublier la question du coût à envisager pour un tel voyage ?
Qui paierait et combien ?
De la trivialité et du pragmatisme au cœur du soin…!
Notre chef de service, d’accord sur le principe d’un rapatriement, nous avait délégué la gestion de l’affaire.
Nous étions deux sur le coup, volontaires, ayant vite ressenti le côté exceptionnel et délicat d’un tel projet ainsi que sa lourdeur pour un seul médecin.
Nos seuls interlocuteurs furent les fils de Paulo, ceux qui vivaient ici avec lui, à Gap.
Nous nous concentrâmes sur les modalités pratiques, laissant les ambulanciers négocier le coût du déplacement et du transport de leur côté.
Le rapatriement en avion a très vite été exclu car beaucoup trop coûteux et bien trop complexe à organiser.
Les échanges, les discussions étaient cloisonnées : à nous les contraintes techniques, médicales et administratives, à eux le calcul du forfait kilométrique et de l’évaluation des frais de péage !
Peut-être aurait-il fallu être plus attentifs aux peu de questions posées concernant les chances de survie de Mario.
Toutes les inquiétudes étaient orientées sur le voyage lui-même et ses « conditions financières », le reste leur paraissait simple, sans risque alors que pour nous, tout paraissait difficile, délicat et complexe !
Et pourtant, le prix qu’ils ont consenti pour rémunérer l’accompagnement médical aurait pu nous mettre la puce à l’oreille au regard du prix consenti pour le transport lui-même, mais nous n’étions pas préparés à de tels marchandages que notre jeune sens de la déontologie réprouvait.
Nous nous satisfîmes donc de relativement peu, car jeunes internes à l’affût d’un parfum d’aventure, le goût du défi l’emportât sur toute autre considération.
De mémoire il s’agissait de la somme de 600 francs à se partager…
Notre seul objectif fût de rester à deux afin de contenir au mieux nos angoisses respectives.
Il s’agissait de réussir un rapatriement sanitaire artisanal et humanitaire, hors sécurité sociale, hors assurance.
Ce transfert ne rentrait dans aucun cadre, nous étions hors la loi et quelque peu grisés par le pari que cela représentait à nos propres yeux.
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Nous avions, avant tout, besoin d’un point de chute hospitalier là-bas, en Sicile.
Un service de réanimation équivalent au nôtre, ou au moins un service apte à prendre en charge un patient dans le coma.
Après s’être renseigné sur place, les deux frères nous transmirent l’accord de l’hôpital de Biancavilla, situé à proximité de chez eux.
Ne nous restait plus qu’à travailler sur le voyage lui-même.
La durée prévisible d’un tel trajet nécessitait une approche médico-technique spécifique car Mario n’était pas autonome et totalement dépendant d’un respirateur artificiel.
Dans le service il était intubé et ventilé, sous respirateur artificiel.
Un rapide calcul nous révéla qu’il nous faudrait disposer de vingt et une bouteilles d’oxygène pour prétendre tenir la distance en alimentant un respirateur portatif (un Bird).
Oui, certes oui, mais comment faire tenir à l’arrière d’une ambulance un malade, deux médecins et vingt et une bouteilles d’oxygène ?
Impossible, il nous fallait sacrifier quelque chose.
Soit attendre le décès de Mario avant de rapatrier son corps, mais cela était inenvisageable par sa famille car trop coûteux et juridiquement compliqué.
Soit partir avec deux bouteilles et en refaire le plein régulièrement, mais alors que d’arrêts à prévoir, que de déclarations à faire auprès des autorités administratives de chaque région et que d’autorisations à obtenir !
Soit encore renoncer à la technologie et assurer une ventilation manuelle avec un simple ambu, l’air ambiant simplement enrichi de quelques litres d’oxygène, ce qui limitait le nombre de bouteilles à deux pour tout le trajet et nous garantissait un gain de place appréciable !
La troisième alternative fût la bonne, d’autant qu’elle justifiait plus encore une double présence médicale.
Et Mario vivrait encore ainsi, grâce à l’air que nous l’aiderions à respirer.
Et d’ailleurs, s’il n’ouvrait plus les yeux, ne parlait plus, qui pouvait affirmer qu’il n’entendait plus et ne ressentait plus ?
A cette époque-là, nos moyens d’investigation et de neuro-imagerie étaient bien moins performants qu’aujourd’hui et l’incertitude encore plus grande.
Vers 10 heures du matin, très à l’étroit mais tous installés dans l’ambulance, nous pûmes enfin partir et quitter l’hôpital. Mario était calme, ses constantes parfaites ; François et moi étions prêts à affronter l’aventure, sûrs de nous et de l’avenir !
Nos deux chauffeurs annoncèrent le départ.
En route pour l’aventure… !
2008 la demande
Deux heures après, mon portable sonne, je décroche et entends :
— Salut Alain, c’est moi, c’est François, comment vas-tu ?
— Bien mais toi alors, que se passe-t-il ?
— Ben moi, c’est pas terrible, j’ai un cancer du poumon mais surtout une saloperie de métastase osseuse qui me fait très mal et qui va me rendre grabataire, ce qui m’est parfaitement insupportable. Je n’ai plus rien à faire à Grenoble chez ma sœur puisque je ne veux plus de traitement. Peux-tu t’occuper de moi ?
— Bien sûr que oui ; nous avons justement une place. Quand viendrais-tu ?
— Demain, c’est possible même si c’est férié ?
— Pas de problème, d’autant que je suis de garde.
— Alors ok, à demain après-midi.
1981 perplexités
Mais maintenant, vingt-quatre heures plus tard, seuls avec Mario, dans sa chambre mortuaire, nous n’étions plus prêts à rien, plus sûrs de rien sauf de notre impuissance, incapables de résister à la pression culturelle de l’environnement.
A l’extérieur toujours les pleureuses, les conciliabules, et cette présence lourde de la mort.
Nous ne pouvions évidemment pas imaginer de rester éternellement dans cette chambre, mais nous n’arrivions pas non plus à nous résigner à la quitter, à abandonner ainsi Mario, à déserter et à tourner le dos à nos responsabilités.
L’attitude de cette famille nous paraissait tout simplement monstrueuse.
Dilemme auquel rien ne nous avait préparé, ni nos études, ni l’après ; les décisions médicales ne se discutaient pas encore à cette époque.
Notre détermination à repousser la mort en toutes circonstances et le plus loin possible s’érodait peu à peu sous cette pression inhabituelle, calme et déterminée, forte et irréversible.
Nos convictions étaient laminées, nous avions peur, de façon confuse et toute fuite était exclue.
Nous devions aller au bout du chemin sur lequel nous nous étions engagés nous-mêmes mais notre aventure et sa pilule avaient pris un goût amer !
2008 l’attente
Ce simple contact téléphonique, direct, entre lui et moi, apaisa une grande partie de l’angoisse déclenchée deux heures plus tôt par ma conversation avec sa sœur. Il était bien vivant, avec la voix que je lui connaissais ; j’étais rassuré, beaucoup plus à l’aise alors que rien n’était vraiment rassurant dans son histoire.
Mais aussi, rien ne vaut la vie, le contact, la parole de celui ou de celle qu’on connaît. L’intermédiaire, le médiateur, l’ambassadeur, le représentant, le délégué, etc.., tout ça ne vaut pas le contact direct et une conversation, même si on la craint.
Notre imaginaire nous propulsera toujours dans quelque chose de pire que la réalité évoquée.
Comme cette vieille femme hospitalisée qui se laissait mourir, ne parlant plus, ne mangeant plus… ; on nous avait sollicité en tant qu’équipe mobile de soins palliatifs, pour essayer de comprendre ce qui se passait.
Après l’avoir écouté elle nous avait confié son désespoir de ne plus avoir de nouvelles de son fils et pensait qu’il l’avait abandonnée, qu’il s’en détournait et ne l’aimait plus !
En réalité, après en avoir discuté avec les autres membres de la famille il s’est avéré que ce fils était en prison et que personne n’avait osé le dire à sa mère.
A la suite des échanges la famille a pu dire la vérité à cette vieille femme qui a finalement été soulagée de l’apprendre et s’est remise à vivre !
La perspective d’une difficulté à vivre est plus difficile à vivre que la difficulté elle-même ; l’action nous calme en nous occupant !
Il est arrivé le lendemain, dans l’après-midi, accompagné par sa sœur et son beau-frère puis bientôt rejoint par son épouse.
Ils avaient fait le trajet dans une Lada break, François semi-allongé à l’arrière, calé par des oreillers.
Il n’avait pratiquement pas changé depuis notre dernière rencontre au supermarché de Gap où nous nous croisions de temps à autre et échangions des nouvelles de nos vies respectives.
Présentations, banalités échangées sur la circulation routière, le voyage, le confort de la voiture, les conditions météo plutôt bonnes pour un 11 novembre, le plaisir de se revoir malgré les circonstances et ainsi de suite.
Comme s’il fallait céder à une part inconsciente de rites, d’usages anthropologiques et culturels en s’engouffrant d’abord et avant tout dans le léger et le superficiel.
Il est intéressant de pointer que la vitesse avec laquelle nous y plongeons et le soulagement que nous en tirons sont souvent proportionnels à l’angoisse qui nous habite.
Mais après, pour en sortir il faut vraiment une bonne raison et une bonne occasion.
Les raisons ne manquaient pas avec François mais l’occasion semblait hésiter encore un peu à s’installer, nous laissant un peu de répit avant de devoir vivre la suite.
1981 sur la route
La route parcourue depuis la veille, avec la traversée des Alpes par le col du Montgenèvre, la descente sur Turin et ses virages puis les autoroutes et les tunnels Italiens pendant des centaines de kilomètres, avait eu, jusque-là, un goût de liberté et d’aventure.
Nous partions loin de notre quotidien, à cinq, sans se connaitre vraiment, réunis par un concours de circonstances, par la vie et la mort, par le destin inachevé de Mario.
Ça avait le goût de l’aventure avec les frissons qui accompagnent la découverte, l’inédit
Mario se tenait bien dans l’ensemble, s’adaptant au rythme de notre ventilation manuelle qui, elle-même, s’adaptait à lui, au rythme de cette vie qui lui échappait et que l’on retenait ; un lien se créait au fur et à mesure que les kilomètres défilaient.
Son extrême vulnérabilité guidait notre attention, notre vigilance et nos soins.
Mouvement perpétuel soumis là à une altérité totale.
Nous tenions sa vie entre nos mains au vrai sens du terme !
La promiscuité dans l’ambulance nous poussait, à solliciter beaucoup d’arrêts, ce qui était peu du goût de nos chauffeurs, poussés eux par le chronomètre.
Au volant le chronos, la performance, la vitesse, les contraintes de la route, à l’arrière le kairos, l’instant propice, le temps suspendu, à l’image de cette vie suspendue à un fil…
2008 la nouvelle donne
François se déplaçait encore, déambulait parfois dans le couloir du service, souriant, discutant avec chacune et chacun, plaisantant souvent comme il en avait l’habitude.
Quand je le voyais dans sa chambre, nous reprenions le cours des discussions menées à l’occasion de nos rencontres aléatoires.
Il était devenu anesthésiste et travaillait dans la Drôme mais habitait toujours à Gap car il s’était marié avec une infirmière de l’hôpital et aimait ces montagnes des Alpes du sud qu’il arpentait en tous sens.
Ils avaient 2 filles âgées de 15 et 13 ans, belles comme le jour, dont il suivait de très près les études.
Chaque fin d’après-midi, elles passaient voir leur père et faisaient leurs devoirs avec son aide et son attention pleine d’amour ; tout cela se sentait si bien que cela réconfortait aussi l’équipe et nous donnait une impression de temps indéfini, presque paisible…
1981 le voyage et l’attachement
On nous autorisait quand même des pauses pipi, sandwichs, et café, couplées si possible avec le plein du réservoir.
Pendant ces moments de repos, l’un d’entre nous deux devait quand même rester près de Mario, et nous alternions.
Au fil du temps, nous faisions plus ample connaissance avec lui, avec un Mario silencieux, mais s’exprimant à travers ses fonctionnements métaboliques, végétatifs, vécus et interprétés par nous comme autant de manifestations relationnelles, frustes certes mais sincères !
Je crois bien que nous nous sommes, l’un comme l’autre, attachés à ce corps ne parlant plus que par ses fonctions vitales.
Ce n’étaient ni des mots, ni des mimiques, ni des regards ; c’était bien autre chose, comme un lien différent à la fois plus simple mais peut être aussi plus profond, plus irréversible et plus invisible.
Cela se faisait à notre corps défendant, à notre insu !
Notre vigilance était sincère et vitale.
Poussée de tension, arythmie, fièvre, rien ne nous échappait et nous nous évertuions à corriger aussitôt le désordre apparu.
Mario était tout à la fois hyper présent et totalement absent ; il était celui qui avait tout déclenché, qui était responsable de notre rassemblement, qui le justifiait mais dont il ne disait rien et dont il subissait les effets.
Il était donc là et pas là, déjà parti peut être pour un voyage encore plus long que le nôtre, un voyage dont on ne revient pas, un aller simple, sans retour !
L’homme se lie à l’homme donc à l’autre dans une relation impossible mais inéluctable, qui le dépasse, les dépasse et les rassemble.
Un autre souvenir émergea alors en moi ;
Comment expliquer autrement un attachement à un corps mourant, voire à un corps mort, comme j’ai pu le constater lors d’une avalanche[2], au moment où, dans la chapelle ardente, des aides-soignantes se sont occupées des corps de neuf enfants ?
Après avoir fait leur dernière toilette, elles n’ont pu les quitter et sont restées à leur côté pendant toute la nuit, leur parlant, les touchant, les coiffant, les caressant parfois, refusant de les abandonner tout en respectant leurs petits corps, en étant en quelque sorte gardiennes de leur dignité, au-delà de la mort comme s’il y avait quelque chose à craindre encore pour eux, et comme si un lien étroit pouvait encore s’établir au-delà du moment précis de la mort et du silence, dans un corps à corps ancestral, primaire.
C’est un peu de ça qu’il était question avec Mario, de cet attachement brut, terre à terre, incontrôlable.
Ce lien nous projette dans une forme d’ailleurs indicible, à un niveau de réalité différent qui contient une part de vérité probablement archaïque et profonde.
Ce n’est plus tout à fait la vie, mais ce n’est pas encore tout à fait la mort non plus.
La famille de Mario préparait déjà les funérailles et nous, nous étions encore dans les soins à un vivant, dans l’accompagnement d’une vie et de son dernier projet.
Mais à l’arrivée, à la fin du voyage, le projet est fini et l’objectif est atteint.
La cérémonie peut donc commencer !
Nous nous sommes heurtés à cette réalité, que la médecine de cette époque occultait, au moins en partie.
Il fallait se rendre à l’évidence, nous ne pouvions rester ici, à demeure, dans ce coin perdu de Sicile. La décision d’arrêter là notre prise en charge, de l’abandonner aux siens, donc à d’autres soins que les nôtres, s’imposait…!
Concrètement, cela signifiait que pour rendre Mario à sa famille, il fallait lui retirer l’ensemble des dispositifs de réanimation dont il était paré et la perspective d’interrompre la ventilation fût le plus difficile à imaginer ; nos mains le ventilaient depuis maintenant plus de vingt-quatre heures, sans interruption, lui apportant l’air et la vie !
Le changement de décor, la nouvelle mise en scène de nos vies professionnelles, la radicalisation du destin de Mario pris en main par sa famille, nous plongeaient dans un monde sans repère, sans garde-fou, sans appui.
Nous étions comme deux enfants perdus dans un lieu inconnu, sans petits cailloux rassurants, projetés sans filets dans un espace où les mots connus, habituels, n’avaient plus de place ni pour s’exprimer, ni pour s’entendre.
Violence du décalage puisque la veille encore, nous étions les garants de la vie de Mario, de sa survie nécessaire à l’accomplissement du dernier souhait que la famille, en omettant de nous révéler la destination finale du périple, nous avait exprimé.
La veille encore, nous étions deux jeunes internes ambitieux, plutôt sûrs d’eux, de leurs techniques de réanimation, de l’étendue de leur savoir médical et de l’ascendant que cela leur conférait vis-à-vis du monde des ignorants !
Nous venions là, d’être ramenés à la vraie vie, à la complexité des choses et à notre dénuement fondamental.
La leçon ne faisait que commencer…
2008-2009 l’évolution
Mais l’état de santé de François déclinait peu à peu ; plus de difficultés à se lever, à se mouvoir, plus de douleur aussi nécessitant des ajustements permanents, quasi quotidiens jusqu’à la décision d’installer un cathéter péridural afin de mieux calmer les douleurs de sa hanche sans devoir augmenter les doses de morphine par voie générale.
Nos discussions tournaient toujours autour de ces thérapeutiques que de sa place d’anesthésiste, il connaissait très bien ; il participait donc à son propre traitement et je crois qu’il s’en trouvait un peu réconforté, participant ainsi au maintien de son autonomie en contrôlant les soins qu’on lui prodiguait.
Il avait probablement le sentiment de maitriser encore une partie de sa vie, même si cela concernait la partie de sa vie qui lui échappait !
Mais invariablement il exprimait son désir d’en finir avec cette vie-là et critiquait les soins palliatifs qui, à ces yeux, remplissaient une fonction certes essentielle en termes d’accompagnement et de soulagement mais pêchaient gravement en refusant de mettre un terme volontaire, actif et final à ces fins de vies épouvantables, éprouvantes pour le malade comme pour sa famille.
Il me racontât alors ses 3 tentatives de suicide, effectuées dans son garage, en utilisant du sufentanyl (morphine de synthèse 100 fois plus puissante que la morphine) et ses 3 échecs…!
Ces échecs m’interrogeaient ; comment un anesthésiste expérimenté peut se louper à 3 reprises si ce n’est qu’il est partagé entre désir que ça s’arrête et désir de vie et qu’il exprime ainsi l’extrême ambivalence humaine.
Il en fera encore 2 autres dans le service…, avec le même résultat !
1981 l’angoisse qui monte
L’impatience de la famille s’amplifiait, nous le percevions de l’intérieur de la chambre de Mario ; sans comprendre le sens des mots prononcés, nous sentions bien qu’il s’agissait de questions et qu’elles nous étaient adressées.
« Mais que font-ils donc … ?
Où en sont-ils … ?
Qu’attendent-ils encore avant de nous le rendre … ?
Qu’ils nous le rendent maintenant … !
Ça commence à bien faire, ça suffit comme ça … ! »
Oui, oui, bien sûr…, nous entendions ces messages même si nous ne parlions pas l’Italien, mais pour autant, le passage à l’acte de « débrancher » restait difficile, voire impossible.
Nos collègues ambulanciers venaient régulièrement nous interroger sur nos décisions, insistant lourdement sur la perte de temps à laquelle nous les exposions, à leur difficulté à rester dans la cour et à affronter les regards suspicieux de la famille.
Pression supplémentaire inutile, certes compréhensive mais stressante…
François et moi nous concertions sans cesse du regard, tout en poursuivant la ventilation de Mario. Nous respirions pour lui, avec lui, dans un rythme commun sur un tempo que nous avions mis 24 h à mettre au point et là, maintenant, dans cette chambre mortuaire où tout devait finir, où notre trio devait s’arrêter de jouer et interrompre l’écriture d’une partition qui allait s’achever, régnait en même temps, un certain calme, comparé aux sons provenant de la cour et de la rue, un espace-temps comme suspendu, mêlant sérénité apaisante et bouffée d’angoisse, d’oppression signalant un dilemme éthique majeur dont nous ne percevions malheureusement pas les données.
Sensation que quelque chose nous échappait, quelque chose de fort mais d’inconnu, sans mots pour le dire !
Est-ce ce moment où chacun sait bien qu’il s’agit de la fin de l’histoire, et que quelque part, personne n’a envie que cela s’arrête mais où chacun sait aussi que c’est inexorable…
Faut-il ne pas vivre de tels moments, ces moments qui disent quelque chose de profondément humain, de profondément existentiels ?
Sans en dire plus, tout en rongeant notre frein et après un dernier regard, nous avons entrepris de débrancher Mario, de lui retirer tout ce qui le reliait à la vie et à nous.
Catheters, tubulures, pansements, perfusions…autant de traces de soins qui allaient finir dans une poubelle Sicilienne.
Nous terminâmes par le masque de ventilation et la sonde d’intubation., derniers liens avec l’air, l’oxygène, la vie…
Il est resté calme, sans respirer, sans esquisser le moindre geste, la moindre mimique, sans émettre un bruit quelconque…ça ressemblait à une mort douce, paisible, comme une bougie qu’un simple courant d’air éteint…
2009 les discussions
Son père, sa sœur, sa femme s’impliquaient dans cette discussion tournant autour du suicide assisté ou de l’euthanasie et en réponse à ses demandes réitérées, ils s’étaient procuré les dossiers à remplir pour pouvoir bénéficier d’une assistance au suicide en Suisse, mais il ne les remplissait jamais alors qu’ils étaient là, à proximité, sur sa table de chevet.
Il avait probablement besoin de cette piste de sortie pour se rassurer, pour avoir l’impression qu’il restait maître de lui, de sa destinée.
Sa lésion de hanche l’empêchait maintenant de marcher et dès qu’il voyait quelqu’un marcher devant lui, sa colère, sa rage même pouvait alors s’exprimer d’une façon ou d’une autre, mais jamais de façon agressive, plutôt comme un cri de désespoir.
Il ne marcherait plus, lui le randonneur infatigable, c’était fini et il le savait !
Avait-il envie de mourir ou ne supportait-il plus ce qu’il était obligé de vivre ?
1981 l’angoisse toujours
Hélas…
Après deux à trois minutes « d’apaisement apparent », Mario a réagi au manque d’oxygène que nous lui avions infligé ; sursauts musculaires, mouvements convulsifs, arc-boutant du dos, extension des bras comme s’il voulait saisir quelque chose (ou quelqu’un ?), torsions de la tête à droite, à gauche…
Il n’était pas mort, son corps était souffrance absolue terminale, il grimaçait, se tordait en tous sens devant nous qui restions figés, immobiles, incapables et impuissants face à cette rébellion de ce corps qui semblait vouloir se relever tout seul…
Nous étions terrifiés par ce mort si vivant.
J’avais même eu l’impression qu’il allait se lever et s’en prendre à nous.
Nous basculions dans quelque chose d’irrationnel, de troublant et en réalité, parfaitement compréhensible car sans oxygène, le risque de faire des convulsions est énorme.
Nous ne l’avions évidemment pas anticipé, hélas !
Mario s’est apaisé peu à peu, en quelques minutes sans tomber de son lit…
Nous n’avons rien pu dire de ces instants tragiques et violents et après ces moments de sidération, nous avons repris en silence le rangement de nos dispositifs de soins comme des automates, sans un mot, abasourdis !
Nous l’avions tué, à coup sûr nous l’avions bel et bien tué !
Comment reprendre le cours habituel de nos vies après de telles choses et un tel sentiment de culpabilité ?
Le début du refoulement démarrait comme par nécessité comme nous le vivrons par la suite
A l’époque n’existaient ni les soins palliatifs, ni les espaces de parole, ni même la culture des émotions pourtant si précieuses en ce qu’elles révèlent les dilemmes d’ordre éthique ; le CCNE (comité consultatif national d’éthique) n’existait pas !
Seul le mouchoir permettait de recouvrir et d’enfouir tout ça au plus profond de nous…et j’en avais un…, sans doute !
Les fleurs d’oranger et les citrons n’étaient plus là !
Quelques instants après, la chambre ayant été rendue à son fonction purement mortuaire, nous étions conviés, ambulanciers et médecins, à partager le petit déjeuner des hommes.
Nous acceptâmes spontanément cette invitation, d’autant que nous étions réellement affamés, bien que nous n’osions pas le montrer trop ostensiblement, par peur de paraitre trop désinvolte dans un tel contexte.
J’ai appris et compris bien des années après[3], que précisément ce type de contexte ouvre l’appétit ; la perte d’un être cher, par le manque immédiat profond et violent qu’elle engendre, appelle aussitôt une forme de remplissage réel et symbolique à la fois.
2009 les dissensus
La semaine écoulée avait été marquée par les discussions sur la sédation, sur la demande qu’il exprimait, sur l’éventail des réponses possibles et sur les divergences médicales qui s’étaient manifestées les derniers jours :
Certains étaient prêts à l’accueillir dans le service de réanimation pour procéder à une euthanasie « réglée », d’autres étaient prêts à se déplacer pour pratiquer sur place une sédation incisive et irréversible…
Quant à moi je restais sur mes positions en acceptant le principe d’une sédation concertée avec lui, mais toujours réversible et transitoire, toujours proposée pour permettre à la fois un sommeil réparateur, une antalgie complète et un moment d’amnésie, d’abstraction d’une réalité de plus en plus difficile à affronter.
François avait manifestement besoin de « jongler » entre ces trois discours, besoin d’exister de sa place dans un processus décisionnel le concernant au premier chef.
Il apprivoisait comme il pouvait cette approche de la mort qu’il sentait venir, qu’il refusait et souhaitait à la fois.
Il allait de moins en moins bien et ses propos finissaient toujours par revenir sur les pertes qu’il subissait et la colère qui était en lui, renforcée à chaque fois qu’il voyait l’un d’entre nous déambuler librement dans sa chambre.
Il avait fini, sans grande conviction, et peut-être même pour nous faire plaisir, par accepter de reprendre une chimiothérapie par voie orale…
Mais très vite les effets secondaires, couplés à l’absence d’effet thérapeutique l’ont fait interrompre ce traitement !
1981 surréalismes
Assis autour d’une table ronde, recouverte d’une toile cirée aux motifs fleuris et garnie de soucoupes, de bols, de verres et de tasses, nous étions servis par les femmes de la maison, particulièrement attentives à nos désirs ; la moindre baisse de niveau dans nos tasses et dans nos verres conduisait au versement d’un nouveau café, d’une nouvelle tasse de thé ou d’un nouveau jus de fruit.
De nouveaux biscuits remplaçaient immédiatement ceux qui avaient été engloutis.
Nous n’avions rien à demander, on anticipait le moindre de nos désirs.
Nous étions plongés dans un autre siècle, une autre société où la place des hommes et celles des femmes étaient différentes ; les uns confortablement installés, vêtus de pantalons, de chemises, de teeshirts aux couleurs variés, conversant ensemble de la pluie et du beau temps, les autres vêtues de robes ou de jupes longues et sombres, de gilets ou de corsages également sombres, s’agitant, avec une extrême vigilance et en silence.
Seuls les hommes parlaient avec nous, les femmes présentes ne nous adressaient pas la parole, ni ne portaient leurs regards sur nous.
Servantes serviles et silencieuses, exclues verbalement du contact avec les étrangers que nous représentions.
Mario semblait quitter peu à peu nos pensées, s’effaçant presque, comme s’il n’avait pas existé, comme si nous étions là par hasard, voyageurs égarés profitant de l’hospitalité des gens du coin.
Parenthèse prandiale et conviviale, voyage ethnologique dans le ventre d’une tribu Sicilienne, au cœur d’un clan qui, le temps d’une pause, nous aurait permis d’entrer chez eux pour partager leur pain.
Ce décalage, cette réalité légère a détendu tout le monde ; nous devenions des touristes au contact d’autochtones, les interrogeant sur les sites touristiques à ne pas manquer, sur le cours des citrons et des oranges, sur les colères passées et à venir du géant Sicilien, de cet Etna qui était au-dessus de nos têtes.
2008 les questions
La question du suicide et de l’euthanasie le hantait et nous en parlions chaque jour, parfois plusieurs fois dans la même journée.
Il disait que vraiment, l’approche des soins palliatifs et de l’accompagnement était tout simplement « merveilleuse » et qu’il regrettait de les découvrir si tardivement et dans de telles conditions mais il aurait souhaité qu’une autre issue puisse exister à la toute fin du parcours, pouvoir demander et obtenir que cela puisse s’arrêter, d’un coup, d’une injection !
Je lui répondais que je pouvais comprendre cette demande mais que je n’imaginais pas de pouvoir justifier un tel acte avec cette intentionnalité-là.
Parfois, quand il exprimait sa souffrance, je lui proposais de quoi s’endormir quelques heures en faisant ce que l’on nomme une sédation transitoire dans notre jargon médical, acte qui consiste avec des médicaments à déconnecter le malade de ce qu’il vit, de sa souffrance pendant quelque heures…,
Il acceptait de temps en temps et à son réveil, réinvestissait la vie, exprimait ses désirs comme lire le Monde et/ou boire un chocolat chaud !
1981 le décalage
L’un de nos compagnons chauffeurs s’est même risqué à demander où il pouvait se procurer une pellicule photographique pour immortaliser notre voyage, ces paysages exotiques et cette randonnée que nous nous apprêtions à faire sur les pentes du volcan.
Sur le moment nous avons été choqués et même honteux d’assister à une telle demande, si décalée par rapport au deuil qui venait de commencer.
Surtout ne pas être assimilés à des personnages aussi triviaux !
Et pourtant…, qui peut affirmer que la mort doit faire taire la vie ?
D’ailleurs la question n’a pas eu l’air de choquer les fils de Mario qui ont immédiatement répondu très gentiment en indiquant à ce collègue l’endroit où il pourrait se procurer son matériel.
Insoutenable légèreté de l’être, comme l’a si bien écrit Milan Kundera…
Peu de temps après, nous quittions cette famille sicilienne et remontions dans l’ambulance, direction l’Etna et ses contreforts, avec « notre salaire » en poche ! Nous avions convenu de nous séparer des chauffeurs dès la visite du volcan terminée respectant leur désir de rentrer chez eux le plus vite possible, le nôtre étant de faire l’hôpital buissonnière, de prendre notre temps, et de faire escale à Rome, grâce à ce salaire acquis sur le dos de la mort d’autrui.
Pas un mot, pas un seul écrit, pas le moindre compte rendu à notre retour, aucune question non plus ; une simple parenthèse au cours de l’internat !
On referme le couvercle et on continue à vivre comme avant croyons-nous ?
En réalité cette scène agonique terminale me marquera profondément à mon insu…
Comment ne pas la relier moins de 10 ans après, à ce désir impérieux de m’orienter vers les soins palliatifs, et peut-être aussi pour essayer de ne pas revivre ce sentiment de désarroi et d’impuissance totale devant la souffrance de celui qui agonise sous nos yeux…
2009 la vie d’équipe et le réel
Le vendredi après-midi, nous avions organisé une réunion clinique en invitant les médecins « copains » extérieurs au service mais très impliqués dans l’accompagnement de François et pour l’un d’entre eux, plus proche et très impliqué dans les thérapeutiques elles-mêmes et en particulier tout ce qui avait été mis en place en cette fin de semaine sur le plan de l’antalgie et de la sédation.
Par la suite, au cours du week-end, de sa place d’anesthésiste et de copain lui conférant, à ses yeux, une forme de pouvoir médical particulier sur le médecin du service, il avait en quelque sorte pris les commandes de la prise en charge, jusqu’au lundi, étant par ailleurs lui-même de garde en anesthésie sur l’hôpital.
Il s’était également personnellement engagé auprès de l’épouse de François à ce qu’il ne puisse plus jamais se réveiller, sans discussion préalable avec l’équipe de soins présente, déclenchant là précisément ce que l’on peut nommer un deuil anticipé, le compte à rebours, le transfert irréversible dans le couloir de la mort !
A mon retour dans le service, en ce lundi matin, je me suis senti exclu de la place que j’occupais encore le vendredi soir lorsque je l’avais trouvé détendu, soulagé, ayant trouvé une nouvelle énergie après le sommeil artificiel que lui avait permis de puissants sédatifs.
(Était-ce vrai ou ai-je tant voulu le croire que j’étais passé à côté de sa détresse, de son désespoir ?).
Salut François, à lundi.
Salut Alain, bon week-end…
C’était son dernier WE et notre dernier échange.
Lors de la réunion qui a suivi, comme chaque lundi, nous avons abordé la question de cette sédation rendue irréversible par la décision et l’engagement d’un seul médecin auprès de l’épouse de F.
Il était trop tard pour un quelconque retour en arrière, le prétexte de la douleur mal contrôlée, de l’épuisement de l’épouse, de la souffrance morale était mis en avant et qualifié de prioritaire ; comme si tout cela avait assez duré… !
Le collègue réanimateur confirmait cette orientation et se réjouissait même de cette décision.
L’équipe avait-elle été prise en tenaille, et mise dans l’incapacité de faire valoir un autre point de vue, tout au long de ce dernier WE.
Le service s’était engagé dans une voie à sens unique, une voie « prescrite » qu’il fallait dorénavant suivre, quoiqu’il m’en coûte !
Il aurait été vain et trop brutal de tout remettre en question, trop violent pour sa famille, trop violent pour certains membres de l’équipe.
J’enrageais et me sentais bien seul.
Avais-je tort ?
Avais-je eu tort avant ?
Avais-je mal écouté François ?
Etait-il vraiment en accord avec moi ou avec ses copains réanimateurs ?
Avais-je suffisamment écouté les membres de l’équipe ?
Avais-je suffisamment écouté son épouse et ses filles ?
Je repensais alors aux moyens qu’il choisissait, dans ses moments récurrents de désespoir et de détresse ; il n’hésitait pas vraiment à réaliser de réelles tentatives de suicide.
La dernière a bien failli réussir !
Elle s’est également passée dans le service.
Il avait ce soir-là, anticiper le passage de Virginie l’infirmière de nuit, attendu sagement qu’elle vienne changer sa seringue électrique de sufentanyl après en avoir rempli une nouvelle qu’elle brancha sur la voie péridurale.
A peine avait-elle quitté sa chambre en lui souhaitant bonne nuit que François a permuté les tubulures de sa traditionnelle perfusion intraveineuse avec la tubulure de sa péridurale et pousser le débit à fond !
Le sufentanyl diffusa alors dans ses veines, à haut débit…
L’infirmière, repassant le voir quelques dizaines de minutes après, réalisa immédiatement qu’il était dans le coma et non pas dans un sommeil paisible et réparateur ; son rythme respiratoire était beaucoup plus lent qu’à l’habitude, elle nota aussi l’échange de tubulures et compris alors qu’il s’agissait de sa 5° tentative de suicide.
Virginie, l’infirmière présente cette nuit-là m’appelle, me réveille puisque j’étais d’astreinte, pour m’informer du geste de François en m’indiquant qu’il était dans le coma.
Aussitôt je lui recommande de faire une demi-ampoule de naloxone (antidote de la morphine) et je me lève en maudissant François de ce geste que je vis alors comme une trahison !
Ah le salaud !
Quelques minutes après être arrivé dans le service et avoir constaté l’état clinique de François, je me sens plus calme et prêt à discuter avec l’infirmière et l’aide-soignante…
Nous n’avons pas été très long à accepter l’issue « naturelle » du geste décidé et exécuté par François et nous attendîmes ensemble qu’une évolution se dessine vers la vie ou vers la mort.
Sa respiration faible et rare à mon arrivée s’est progressivement accélérée jusqu’à reprendre un rythme normal.
J’ai alors réfléchi à mes premières émotions, à ces sentiments de trahison et d’abandon, presque de haine brutale que j’avais ressenti à l’annonce faite par Virginie.
Pas de quoi être fier en première impression !
En fait, je ne voulais pas qu’il meure, je ne l’acceptais pas !
Difficile de faire de la médecine dans ces conditions, non ?
Qu’en penser ?
Peut-être simplement que nous manquons de formation sur l’angoisse existentielle, celle qui nous habite au quotidien et que nous refoulons, comme on nous l’a appris !
Peut-être aussi un manque de formation à la psychologie humaine, donc à la nôtre, à nos désirs, à nos craintes, à nos doutes, à nos limites.
Vastes sujets !
2024 épilogue
Il est des histoires qu’on voudrait oublier mais qui nous marquent à notre insu et qui finalement, vont contribuer à notre construction psychique au point d’en imprimer une trace indélébile et active.
Il ne sert à rien de refouler et de refouler encore ces moments dramatiques, de trop vite vouloir passer à autre chose, de recouvrir ce moment d’un drap de pudeur inapproprié ; l’engagement, l’accompagnement, l’amitié et l’amour laissent leurs traces en nous.
Acceptons d’être remplis d’émotions diverses à la rencontre des autres.
Mario, François, et tant d’autres ont profondément influencé le cours de ma vie, sans que je m’en rende vraiment compte jusqu’à ce qu’un impératif d’écriture soit venu s’installer en moi, m’imposant de dire et de tenter de raconter ces histoires !
[1] « on ne passe pas » (extrait d’un champ révolutionnaire Italien)
[2] Avalanche des Crôts du 28 janvier 1998 dans les Hautes-Alpes
[3] Avalanche des Crôts du 28 janvier 1998 dans les Hautes-Alpes