
Le dernier prélude de Jean Wagner
Les eaux du barrage noient peu à peu le village. Armand, impuissant, assiste aux dernières heures de l’église et décide d’y jouer une dernière fois de l’orgue. Mais il ne s’y retrouvera pas tout à fait seul…
Armand donna un ultime coup de rame et se coucha. En l’absence de porte, récemment démontée par les services techniques, le fragile canot pénétra librement dans l’édifice par le parvis. Cette journée d’automne était baignée de soleil. Les rayons frappaient les vitraux côté ouest et s’en venaient éclairer la surface de l’eau, comme autant de puissants projecteurs. De jour en jour, le niveau de l’eau montait. Elle venait désormais lécher le fût des colonnes à mi-hauteur. Il n’ignorait pas qu’il s’agissait de l’une de ses dernières visites, sauf à entrer par l’ouverture centrale du triplet dont le vitrail, le plus ancien de cet édifice roman, avait été démonté. Les autres, plus récents et très dégradés étaient voués à rester en place et à être engloutis par les eaux du barrage.
Armand passa la nef, le transept et s’engagea dans le chœur, puis fit le chemin inverse. Il amarrât le canot à la balustrade, l’escalada et reprit pied sur le sol dallé de la tribune. Pour quelques jours encore, l’instrument était hors d’eau. Il s’installa en console, prit le temps de détailler l’orgue de 28 jeux et trois claviers. Il ferma les yeux et laissa ses doigts glisser sur les touches, commander les tirants de jeux et ses pieds courir sur le pédalier. La musique vint emplir l’église. Armand débuta, comme depuis toujours, par la toccata et fugue en ré mineur. L’œuvre de Jean-Sébastien Bach avait une résonnance particulière dans l’édifice qui se noyait. Il avait à cette heure une conscience aigüe du temps qui passe : c’était probablement la dernière fois que l’orgue se faisait entendre. Les inspecteurs des monuments historiques n’avaient pas jugé bon de démonter l’instrument et le transférer dans la nouvelle église, tant il souffrait de défauts de conception qui le faisaient régulièrement tomber en panne. Pour autant, Armand avait un attachement à l’instrument. C’est ici que, cinquante années plus tôt, Pierre Larchevée avait commencé à l’initier à la pratique de l’orgue. Cette église, il en connaissait chaque pierre, chaque fissure, chaque marche. Jusqu’au son de ses cloches, à nul autre pareil. Edifiée au XIIe siècle, elle avait traversé le temps, immuable. C’était une église à vaisseau unique, voûté d’un berceau brisé en plâtre. La nef avait été prolongée à l’est par un chœur rectangulaire à deux travées, terminé par un chevet plat. Au fil des siècles, une tour-porche massive, carrée et servant de narthex, avait été accolée au portail occidental, une sacristie ajoutée au chevet et une chapelle latérale au nord.
Armand enchaîna avec une œuvre de Claude Debussy dont il avait fait spécifiquement la transcription pour l’orgue. « La cathédrale engloutie » se basait sur une légende bretonne et la prétendue ville d’Is, noyée par la mer, mais dont les flèches de l’église réapparaissaient dans le creux des vagues les jours de tempête. Il ne parvenait pas à reproduire toutes les nuances de l’œuvre originale, jouée au piano, mais néanmoins le cadre lui donnait un supplément d’âme.
A la vue de l’eau qui montait inexorablement de jour en jour, Armand savait que bientôt son orgue s’enfoncerait à jamais dans les eaux sombres du barrage. Avec d’autres habitants du village, il s’était battu afin que l’église ne soit pas dynamitée, comme il était de coutume. Mais il avait vu de ses yeux le déplacement du cimetière et de ses occupants, transférés sur un point haut du village qui allait bientôt se retrouver au bord de l’eau. Il avait joué lors de la messe d’adieu donnée par le prêtre de la paroisse, qui avait rassemblé les quelques 200 habitants du village et de très nombreux curieux. Il avait pleuré avec ceux qui pleuraient leurs ancêtres, leurs années à l’école du village, leurs souvenirs d’enfants sur les chemins de la vallée. Il avait vu les maisons s’effondrer à coups d’explosifs et de pelles mécaniques. Le village, qui avait résisté au temps, aux guerres, depuis des centaines et des centaines d’années, avait été rayé de la carte en quelques semaines. Exceptée l’église, placée sous la protection de Saint Médard et épargnée du fait que, pendant la guerre, le prêtre officiant y avait caché des familles juives. La mobilisation de Yad Vashem avait fait le reste, posant un couvercle sacré sur ce monument doublement historique.
Armand entreprit de jouer une ultime œuvre, la chaconne en fa mineur de Johann Pachelbel. Celle qui l’émouvait le plus, avec ses variations qui se poursuivaient par le développement les unes dans les autres, faisant de cette chaconne la plus belle à ses yeux de Pachelbel. Une fois la dernière note évanouie, il attrapa les trois grandes bandes de feutre qu’il prit le temps de poser délicatement sur les claviers.
Et c’est à ce moment précis qu’il entendit les applaudissements.
Son premier sentiment fut celui de la peur. Personne ne pouvait être dans cette église en même temps que lui. Impossible.
— Mille bravos. Vraiment.
La voix venait du faux triforium.
— Qui est là ?
Une silhouette se détacha dans l’une des arcades en tiers-point.
— Jean. Wagner. Pour vous servir, fit-il en s’inclinant légèrement en avant.
— Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ?
— Vous devriez plutôt me demander pourquoi. Je crois être comme vous. Attaché viscéralement aux lieux. Et je me résous difficilement à les voir disparaître. Alors je viens et je reviens, jusqu’à m’en emplir suffisamment. Comment vous appelez-vous ?
— Armand Lormont. Je suis du village et accessoirement l’organiste de cette église.
— Et vous jouez particulièrement bien.
— Vous êtes amateur ou pratiquant ?
— Amateur éclairé dirons-nous. Je suis devenu facteur. D’orgue je précise. Et mon père avant moi.
— Si nous n’étions pas dans les circonstances que l’on connaît, je vous dirais bien que celui-ci a bien besoin d’une révision.
— Je l’entends. L’été dernier, il a fait trop chaud. Le coffre a absorbé l’humidité du bois, il a commencé à se déformer. J’imagine que certains registres se sont bloqués ?
— Absolument. Et plus drôle, l’orgue a joué des notes tout seul, voire plusieurs notes à la fois. Et je ne parle pas du sifflement léger mais persistant en fa dièse que personne n’a convoqué.
— Classique. Maintenant, le problème, c’est plutôt l’excès d’humidité. Mais, sans mauvais jeu de mots, je dirais que la messe est dite.
— Vous parliez de l’été dernier. Vous venez souvent ? Parce que je ne vous avais jamais rencontré auparavant.
— Régulièrement, dira-t-on. Difficile de ne pas aimer la rusticité de ces lieux. Elle amène à l’introspection, au recueillement. Que l’on soit croyant ou athée d’ailleurs.
La tribune et le triforium ne communiquaient curieusement pas, mais l’homme put malgré tout se rapprocher d’Armand. De taille moyenne, une cinquantaine d’années, une moustache soignée en petit guidon. En s’accoudant à la rambarde, il était à trois ou quatre mètres de la tribune. Il raconta à Armand le plaisir qu’il avait à rester des heures durant dans cette église. A contempler abside et absidioles, le déambulatoire qui les desservait, la croisée du transept où la lumière était toujours particulière semblant attirer l’attention du visiteur, la petite chapelle latérale aujourd’hui noyée.
— Et les plates-tombes, vous souvenez-vous ? Morte soporatus juvenum pulcherrimus unus, nomine Ragulfus hic recubat positus, qui patiens humilis mitis castusque suavis, praefulgens meritis clericus atque fuit, ob animam cujus cuncti rogitate praecantes, parce Deus famulo qui jacet hoc tumulo. Cette épigraphe me touchait, ne me demandez pas pourquoi.
— Votre latin est parfait. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je suis allé à bonne école. Quelque chose comme « Assoupi dans la mort, un des plus beaux parmi les jeunes gens, nommé Ragulfus, repose ici, déposé. Patient, humble, doux et chaste, agréable, il fut aussi un clerc émérite. Vous tous priez instamment pour son âme. Ô Dieu, pardonne à ton serviteur qui gît en ce tombeau ». Pauvre Ragulfus, le voilà désormais noyé, ils l’ont fait mourir une seconde fois.
Les deux hommes discutèrent ainsi une bonne heure, de tout et de rien. Monsieur Wagner était d’une grande érudition et passait des musiciens les plus renommés aux peintres et poètes connus des seuls avertis. Mais Armand dut prendre congé, il était attendu.
— Je suis en retraite mais je suis entré au Conseil municipal depuis les dernières élections de 2020. Et, en ce moment, ce ne sont pas les sujets qui manquent. On dit souvent qu’il n’y a pas plus occupé qu’un retraité, ma femme pourra le confirmer. M’étonnerait qu’on se recroise ici mais à l’occasion, passez poursuivre cette conversation. J’habite au village haut, 32 rue des platanes. Comment repartez-vous ?
— On vient me chercher, ça ne saurait tarder maintenant. Au plaisir monsieur Lormont.
Armand remonta dans sa barque et prit le chemin du retour. Assez abasourdi de cette rencontre. Il rama une dizaine de minutes pour regagner la terre ferme. La brume était tombée sur le lac, apportant une touche automnale au décor surréaliste qu’il avait sous les yeux. Une église qui dépassait encore de la surface de l’eau, pour combien de temps encore. Il entendait la mélodie de Debussy, lorsqu’en modulant en si majeur, le compositeur faisait émerger la cathédrale de l’eau. Se découpaient encore, ombres massives, la chapelle néo-gothique au nord du chœur et le portail occidental du 12e siècle entièrement restauré après-guerre, exception faite des chapiteaux recevant les voussures. C’était à pleurer. Armand avait tellement de souvenirs liés à cette église… Lorsqu’ils allaient en famille assister à la messe dominicale, ses premières messes en enfant de chœur, ses cours de catéchisme avec l’abbé, sa première communion, puis sa profession de foi. Et bien entendu sa rencontre avec l’orgue. Une page se tournait, violemment.
Armand assista au conseil municipal plus qu’il n’y participa. Toute la séance tourna autour du barrage et du lac qu’il avait formé en amont. Et de la délégation de service public pour l’exploitation de la plage et des équipements de loisirs. Si un jour on lui avait dit qu’il ferait du pédalo dans les rues de son village… A l’issue du conseil, il se rapprocha de Jean-François Culloz, dont il goûtait la compagnie. Au-delà de siéger aux destinées de la commune, l’ancien instituteur de Saint-André-de-la-Combe était féru d’histoire et faisait preuve d’un humour décapant qui agaçait souvent ses colistiers. Les deux s’entendaient comme larrons en foire. Mais Armand, toujours troublé par sa rencontre du jour, voulait l’entretenir de l’église. Jean-François était connu pour sa parfaite connaissance des lieux et des hommes et femmes qui en marquèrent le temps.
— Jean Wagner, ça te dit quelque chose ?
— Le fils de Richard ?
— Caché alors. Non, rien à voir mais un point commun : la musique. Le mien joue de l’orgue, son père avant lui également. Et mon petit doigt me dit qu’ils sont liés à l’histoire de notre église Saint-Médard.
— Vous devez avoir des sujets de conversation du coup. Où as-tu fait sa connaissance ?
Et Armand lui raconta la rencontre, la surprise qu’il avait eue d’être interpelé dans l’édifice englouti par les eaux noires du barrage.
— Je comprends mieux ton air absent pendant le conseil. Une chose est sûre, ce n’est pas un patronyme du coin. Et pas de Wagner parmi nos concitoyens. Enfin, à ma connaissance. Tu me laisses regarder dans mes archives et tu passes demain pour le café ? Agathe sera contente de te voir.
Armand passa un bon moment de sa soirée à chercher des traces numériques de Jean Wagner. Qu’il ne trouva pas. Tout du moins en lien avec la commune. Il apprit juste que le nom de famille était d’origine alsacienne et qu’il désignait les charrons. Piètre détective. A son crédit, ce n’est pas les Jean Wagner qui manquaient. Aussi était-il assez impatient d’aller chez Jean-François.
Celui-ci habitait la maison de ses grands-parents, en retrait du village. Il avait su habilement marier une apparence extérieure inchangée avec un intérieur ultra moderne.
Jean-François vint à sa rencontre dans l’allée qui conduisait à la maison.
— Salut Jeff, fit Armand en sortant de sa Clio.
— Salut Armand. Viens te mettre à l’abri, drôle de temps.
Une flambée les attendait dans l’immense pièce qui faisait office de salon et de salle à manger réunis. Ils s’assirent dans le tout aussi grand canapé qui faisait face à la cheminée qui présentait encore ses deux bancs latéraux.
— J’imagine que tu vas bientôt renoncer à tes escapades dans l’église ? Ça me parait un peu périlleux, non ?
— Hier, je passais juste sous le porche. C’était assez surréaliste d’ailleurs, je pouvais toucher la statuaire. J’ai vu comme jamais les détails de ce tympan.
— Ça représente quoi ?
— Le jugement dernier. Il y a des rangs de figurines assez bien conservés avec chérubins et séraphins, anges et archanges, saints de l’Ancien Testament, et enfin les autres saints et saintes. Le pèsement des âmes vaut le détour. On voit les élus, qui affichent des mines réjouies et les damnés qui sont priés de presser le pas vers le chaudron infernal.
— Probable que demain tu ne passes plus.
— Oui, c’est mort. Je n’irai plus, je me suis fait une raison.
— Et ton Jean Wagner non plus.
— Mais je lui ai donné mon adresse, peut-être passera-t-il me voir.
— Je ne te le souhaite pas.
— Pourquoi dis-tu ça ? Il avait l’air très sympa et, avec l’orgue, nous avions un vrai point commun.
— Pourquoi je dis ça ? Parce que s’il venait te chatouiller les pieds, ce ne serait pas très bon signe.
Agathe venait de rentrer dans la pièce. Amenant sur un plateau trois verres à pied et une bouteille de vin blanc.
— Un Sancerre, tu votes pour ?
— Bien sûr, toujours prêt. Mais, Jeff, pourquoi je ne devrais plus revoir ce monsieur Wagner.
— Agathe, c’est à toi.
— Armand, tu sais que ma belle-fille travaille à l’urbanisme. Je lui ai demandé de jeter un œil dans les archives de la mairie. Elle a retrouvé la trace non pas de l’installation de l’orgue, mais de sa première rénovation. En 1927.
— Et ?
— Le facteur ?
— Oui ?
— Il s’appelait Jean Wagner.
Armand reposa son verre. Le regard dans le vide. Après quelques instants de silence, il reprit.
— Vous êtes en train de me dire que le gars que j’ai vu dans l’église n’existe pas ?
— N’existe plus pour être tout à fait exact.
— C’était peut-être son père, il m’a dit qu’il était également facteur d’orgue ?
— Quel âge donnerais-tu à ton mystérieux visiteur ?
— La cinquantaine.
— Fais le calcul toi-même.
Le lendemain matin, l’aube levée, Armand remis sa barque à l’eau et rama jusqu’à l’église. Mais il dut renoncer à y pénétrer. Le vent s’était levé et, avec lui, quelques vagues, qui rendait l’accès dangereux. Il longea l’église par l’est et put atteindre un vitrail cassé par lequel il pouvait voir l’intérieur de l’édifice. Il se tenait à la structure du vitrail pour stabiliser la barque.
La musique s’éleva dans la nef. Il la reconnut dans l’instant. Elle sonnait comme une cloche d’église, qui marque son propre glas à coup de sol et de ré sonores. Puis vinrent les mesures d’ouverture, marquées pianissimo, qui annoncent la première série de cinquièmes accords parallèles ascendants. Ondulatoire, la mélodie donna l’impression à Armand d’un ultime sursaut à mesure du fortissimo, partie la plus bruyante et profonde de la pièce. Puis, l’orgue parut s’étouffer, comme englouti par le niveau du lac. Il fallait être très bon organiste pour maîtriser cet effet. Il se voyait utiliser la demi-pédale, de sorte que les étouffoirs du piano ne sont que légèrement éloignés des cordes, créant ainsi un son trouble et étouffé. Puis le silence revint.
La houle se faisant plus forte, Armand se résolut à lâcher la verrière qui le retenait
à l’église. Il s’en éloigna, la fin du prélude de Debussy semblant marquer que l’heure de la séparation était venue. Il s’empara de ses rames et reprit le chemin de la terre ferme.







