
Cœurs brisés au bout de l’impasse
De Rémi Morison
Louis, la cinquantaine, policier expérimenté en Brigade des Mineurs depuis de nombreuses années, engage ses équipiers sur une scène de crime inhabituelle : la mort inexpliquée d’un jeune enfant dans une chambre d’hôtel Formule 1, au beau milieu de nulle part. Une enquête qui va le conduire dans les impasses migratoires où la mort vient se servir en silence dans le huis clos de la promiscuité.
09h00.
Louis Labeillé, la cinquantaine, une tasse de café à la main, prenait comme tous les matins le temps d’échanger et de faire le point avec ses collaborateurs sur les missions du jour. Voilà plus de trente années qu’il se donnait à fond pour son métier de policier. Il était entré jeune dans la grande maison, au plus bas de l’échelle, avait commencé par le terrain qui lui avait beaucoup appris et s’était vite orienté vers l’investigation. Il avait toujours eu la fibre de l’enquête, probablement influencé par des romans policiers dans lesquels des héros solitaires parvenaient rapidement à révéler la vérité, sans jamais aucune contrainte matérielle. Mais au fil de toutes ces années passées au service de la justice et des victimes, il avait su conserver contre vent et marée la foi et la rigueur qui le caractérisaient désormais. Pas à pas, il avait gravi les échelons, passé tous les examens et qualifications professionnels, passé outre les injustices de la cooptation et de l’entre-soi dans ce petit microcosme que constitue l’administration, lui qui était né d’une famille protestante cévenole et qui avait reçu une éducation simple, rigoriste mais surtout honnête, droite… et surtout aimante.
Désormais, il occupait les fonctions de chef de groupe, dans une petite unité départementale spécialisée dans les mineurs victimes, dont le credo était « beaucoup de travail, mais peu de moyens ». En plus de vingt ans, il avait vu défiler devant lui toute la misère et la perversion du monde. Tout s’était concentré au-dessus de sa tête, il avait tenu bon et s’était armé contre les risques de haine et de misanthropie à l’encontre de ceux qui étaient capables du pire sur des enfants. Les seuls remparts qui lui avaient permis de résister, c’était sa rigueur professionnelle, l’obligation de mener à bien des enquêtes, de respecter les procédures judiciaires et de faire en sorte que d’ignobles salopards, ou de bons pères de familles, aillent se faire tordre devant les juridictions criminelles ; mais surtout une vie de famille équilibrée. Il était marié depuis plus de 25 ans, avec une femme qui lui avait donné trois filles toutes aussi belles les unes que les autres. Chaque jour, il était reconnaissant de la vie, de sa vie, et surtout de la patience infinie de ses proches à supporter ses retards et absences régulières, tous ces Noëls et jours fériés passés au travail, ses réveils aux aurores pour aller sortir du lit un pédophile, un terroriste, ou un trafiquant de stup. Confronté au pire, il ne parvenait pas à leur parler de ses aventures et il se refusait toujours à le faire. Comment pouvait-il rentrer chez lui, embrasser sa femme et ses gosses, leur demander comment leur journée s’était passée, pour en retour être capable de leur raconter l’inaudible. Il avait su se forger une carapace, une double personnalité. Il était la journée un policier émérite et, le reste du temps, un père de famille taiseux et un citoyen lambda. Malgré toutes ces années durant lesquelles il avait été confronté à la mort, à l’ignominie du monde, et son apparente endurance à n’être impacté par rien, il restait vigilant. Il avait toujours peur de perdre toute empathie à l’égard de l’humanité, pire à l’égard des siens. Il était toujours rassuré de voir que les pleurs d’un enfant abusé lui fendaient toujours le cœur et lui tiraient toujours des larmes. Cette forme d’empathie était devenue le moteur de sa motivation quotidienne à combattre sans fin les forces du mal. Pour autant, il savait très bien, qu’au fond de son âme, tout ce fiel allait finir par laisser des traces indélébiles, qu’il finirait par payer un jour. Il était contraint d’avancer et de tirer derrière lui des hommes et des femmes aux profils variés, pour certains de vrais flicards et pour les autres des fonctionnaires de police à responsabilités délibérément limitées. Ce n’était pas la police de ses débuts, celle de la camaraderie et des belles années, mais celle d’alors.
Encore rouillé de ses efforts de la veille, Louis entendit sonner à l’autre bout du couloir son téléphone. Ces premiers appels du matin étaient souvent le signe d’une journée compliquée…
— Louis ! Ton téléphone ! s’exclama l’un de ses collègues.
Sans agitation, Louis décrocha le téléphone de la salle de repos et appuya machinalement sur la touche lui permettant d’intercepter l’appel.
— Louis ?
— Oui.
À l’autre bout de la ligne, Marie Lebond, sa cheffe d’unité. Celle à qui il devait rendre des comptes, mais qui avait totale confiance en lui et son équipe qu’il savait mener d’une main de maître, toujours juste et équitable à l’égard de chacun, jamais dans la confrontation, mais toujours ferme sur les prix.
— C’est Marie. Louis, le proc nous saisit d’une enquête en flag. Ce matin à six heures, le Samu a été appelé par une assistante sociale suite au décès d’un enfant de quatre ans, dans un hôtel Formule 1 à Saint-Elois. Les collègues de là-bas sont déjà sur place, le légiste est aussi déjà arrivé, le parquet veut qu’on reprenne l’affaire.
— Pourquoi, la mort est suspecte ?
— Le gamin est couvert d’hématomes. Les parents sont d’origine afghane et seul le père baragouine quelques mots de français. Ils ont été placés en garde à vue, va falloir que vous repreniez. Le proc se déplace. Je te laisse les coordonnées de l’OPJ sur place, il s’agit du Capitaine Lamotte. Elle et son collègue semblent pressés que vous veniez, ils sont en totale panique. Ça doit-être compliqué…
Sitôt raccroché, Louis prit un rapide temps de réflexion afin d’emmagasiner l’information et surtout pour mettre en place un plan d’action. Il savait qu’une nouvelle fois il allait devoir sortir de leur zone de confort et de routine les plus récalcitrants de ses collaborateurs, ceux qui disaient toujours « non » par principe, mais qui finissaient par obtempérer faute d’arguments objectifs. Déjà autour de lui, parmi les quelques témoins de la conversation téléphonique, quelques-uns avaient disparu de son champ visuel. Les autres étaient restés attentifs à ses propos, conscients de leur gravité, prêts à répondre à ses injonctions, et à se mettre en rang de bataille.
— Bon, les gars, faut qu’on se mette en mouvement. On a une affaire en flag. Faut qu’on se rende à l’hôtel Formule 1 à Saint-Elois, pour un gamin de quatre ans décédé de manière suspecte, j’en sais pas davantage. Y a deux gardes à vue en cours qu’il va falloir qu’on reprenne. Le proc se rend également sur place. Prenez vos affaires, tout le monde vient. On y va à deux bagnoles. Départ dans dix minutes, max.
Après les derniers palabres avec les récalcitrants cherchant par tout moyen à esquiver la mission, Louis se rendit dans son bureau, ouvrit le coffre-fort et se saisit de son arme de service et ses menottes qu’il accrocha autour de sa taille. Puis il empoigna un énorme sac à dos contenant le parfait nécessaire pour se rendre sur les scènes de crimes.
Sans désemparer, tout le groupe se mit en mouvement et sans précipitation apparente rejoignit sur le parking du commissariat les véhicules banalisés. Louis monta à l’avant côté passager, annonça sa sortie par radio, se saisit d’un gyrophare magnétique qu’il colla machinalement sur le toit de la voiture avant de l’allumer.
Toutes sirènes hurlantes, le convoi s’étira à vive allure, dégageant sans ménagement les usagers de la route. Les téléphones portables commençaient déjà à sonner dans tous les sens. C’était le proc qui inhabituellement sorti de sa tour d’ivoire au palais de justice s’était perdu sur la route et cherchait de l’aide. Lui aussi avait dû quitter sa zone de routine pour aller se rendre compte par lui-même de la triste réalité du monde. Tout n’était pas qu’appréciation et décision de papier, la mort avait toujours une vision terrifiante, un goût amer que seuls ceux qui la fréquentaient de près pouvaient en attester.
Trois quarts d’heure après l’appel, Louis et ses hommes débarquaient sur le lieu du drame, un hôtel Formule 1, d’apparence triste, dans une zone industrielle sans attrait particulier, non-loin d’un grand axe routier, à quelques encablures à peine d’une gare SNCF de troisième zone d’apparence également triste. L’endroit semblait loin de toutes commodités, comme coupé du monde. Qu’y avait-il à cacher ici ?
Le parking de l’hôtel était entouré de grillages qui le transformaient davantage en prison à ciel ouvert. De nombreux véhicules de secours aux lumières étincelantes semblaient comme agglutinés devant la porte d’entrée dont les deux battants avaient été laissés grands-ouverts. La mort passe souvent par la fenêtre et veut toujours sortir par la grande porte.
Louis mis pied à terre, ouvrit le coffre de la voiture, puis jeta sur son dos son sac commando noir dont l’usure avancée était à l’image de l’âge et de l’expérience de son propriétaire. Il attendit le reste de sa troupe avant d’entrer le premier dans le hall de l’hôtel où l’attendaient de pied ferme ses homologues du commissariat local.
— Bonjour, Major Labeillé, brigade des mineurs.
— Capitaine Lamotte, on vous attendait.
Face à lui se tenait une belle et jeune femme fièrement montée dans un uniforme flambant neuf et impeccablement tenu qui en disait long sur son ancienneté dans la Police. Un gilet tactique aux multiples poches et accessoires en tous genres venait renforcer cette apparente arrogance de la jeunesse. Un galon rutilant d’officier, presque ostentatoires, finissait de couronner ce beau tableau.
Rapidement, le Capitaine Lamotte fit un compte rendu précis et exhaustif de la situation. Louis resta silencieux, écouta attentivement et commença à prendre des notes. Aussi, il apprit le nom de la victime prénommée Hiwad qui était née à Langahar, à l’est de l’Afghanistan. Hiwad était arrivé en France, depuis l’Iran, l’année précédente, accompagné de sa mère, Gul Pana, et de son frère aîné, Hamza. Le père avait dû quitter son pays d’origine, trois ans plus tôt, à l’arrivée des Talibans au pouvoir. Là-bas, il avait été pourchassé, une première fois incarcéré sans réel motif puis libéré contre rançon ; suite aux menaces de représailles exercées sur sa famille, il avait été contraint de quitter le pays par une filière clandestine pour finir en France, l’année suivante. Son parcours migratoire avait été une épopée homérique, il avait failli plusieurs fois mourir et y avait laissé toutes ses économies et celles de son clan. À la dérive, il avait fini sa course non-pas en Angleterre, mais en région parisienne où avec le concours d’associations de compatriotes il avait réussi à obtenir le statut de demandeur d’asile politique. Nanti de ce sésame, contre monnaie trébuchante, et à force de travail acharné dans les arrières cuisines d’un restaurant pakistanais situé à l’autre bout de Paris, il était parvenu non sans mal à faire venir sa femme et ses deux enfants en bas âge lesquels également avaient été contraints à l’exil clandestin en Iran, dans la famille de madame. Durant ces trois années coupées du père de ses enfants, la mère avait vécu quasi repliée sur elle-même, en totale autarcie, sans réelle interaction avec le monde extérieur. Elle en avait énormément souffert. Son arrivée en France ne s’était pas vraiment bien passée, car même si rapidement prise en charge par le système et les associations caritatives, elle s’était retrouvée isolée dans cet hôtel Formule 1, dans un pays inconnu dont elle ignorait les codes. Son décalage culturel et son absence totale de maîtrise du français avait accentué son mal-être. Désormais, elle vivait certes en sécurité auprès de son mari lequel tous les matins partait tôt pour aller prendre le train et se rendre à l’autre bout de Paris pour faire le commis de cuisine ; mais elle restait toujours autant repliée sur elle-même et dans les quelques mètres carrés qu’on avait bien voulu lui octroyer à savoir : deux chambres, même pas contiguës, de cet hôtel sordide.
En écoutant le récit de sa collègue, Louis se dit que ces Formule 1, qui avaient symbolisé l’hôtellerie « low cost » des années 2000, avaient été dévoyés de leur usage premier. Face à l’urgence, aux flux migratoires tous azimuts fruits des guerres et de la misère dans le monde, aux manques d’ambitions politiques, de moyens alloués dans le social, « certains » avaient opportunément su se garantir des rentrées d’argent faciles. Les marchands de sommeil n’étaient pas toujours ceux à qui on pensait. Ils pouvaient avoir pignon sur rue, jouer dans la cour des grands au CAC40, sans que l’on y vienne les inquiéter.
Par ailleurs, Louis voyait bien les visages des quelques rares personnes se permettant de circuler dans le hall de l’hôtel, la plupart des hommes et des femmes de toutes origines ethniques lesquels unanimement continuaient leur survie dans des locaux structurellement inadaptés, dépourvus de cuisines, de toilettes et salles de bains individuelles. Les odeurs d’épices envahissaient les couloirs. Des enfants à peine contenus dans les quelques mètres carrés de leurs chambres surencombrées de valises et de cabas, seuls reliquats de leurs vies passées, se permettaient quelques escapades dans les couloirs, mais toujours sous le regard critique de leurs parents qui se voulaient rester les plus discrets possibles. La grande majorité d’entre eux étaient sans papiers et la présence policière créait fatalement une gêne perceptible.
En jaugeant son environnement, Louis se sentit un instant coupable de la situation. Tous ces gens avaient rêvé d’un avenir meilleur, leurs efforts les avaient conduits dans un cul-de-sac migratoire, une impasse dont tous ignoraient la sortie.
« La mort vient parfois marauder au bout de l’impasse » se dit-il.
Louis se ressaisit rapidement et revint dans la réalité du moment.
— Où se trouve le corps ? lança-t-il.
— Il est toujours dans la chambre avec le légiste. Le collègue est en train de procéder aux premières constatations et il est également avec l’assistante sociale de la famille qui est ici. C’est elle qui a été à l’origine de l’appel aux secours. Il était aux alentours de 7h du matin.
— On sait pourquoi c’est elle qui a appelé ?
— D’après ce que j’ai compris, le père part au boulot tous les matins aux alentours de 5h. Il prend le train pour Paris de 5h30, à la gare d’à côté. Il y va à pied. Mais comme sa femme ne va pas très bien actuellement, il fait toujours en sorte de l’appeler lorsqu’il arrive au travail, histoire qu’elle se lève et qu’elle réveille les enfants surtout l’aîné qui va à l’école primaire d’à côté. Là quand il l’aurait appelée, elle aurait été en panique parce que le petit ne respirait soi-disant plus. Comme elle parle pas le français et qu’elle était incapable d’appeler les secours, il lui aurait demandé d’aller trouver la voisine qui parle à peine mieux la langue. La voisine a appelé le Samu qui lui a demandé de faire un massage cardiaque sur le gosse. En parallèle de ça, le père aurait contacté l’assistante sociale, qui elle aussi aurait appelé les pompiers. Le père aussi aurait appelé plusieurs fois les pompiers sur son trajet de retour. L’assistante sociale qui habite pas loin est venue sur place. Les pompiers et le Samu étaient déjà là.
— La mère ne va pas très bien ? Ça veut dire quoi ? releva Louis.
— D’après l’assistante sociale, la mère aurait pris cher à cause de son isolement pendant trois ans. En plus le Covid est venu mettre à mal durant un temps leurs projets de retrouvailles. Ils ont failli ne pas venir. Et puis là, depuis son arrivée en France, la mère a eu du mal à s’adapter. Elle est complètement coupée du monde et ne sort quasiment plus de sa chambre. Elle ne sort que pour déposer son fils aîné à l’école et le récupère en fin de journée. Le reste du temps, elle reste enfermée avec son petit de quatre ans dans quelques mètres carrés. La promiscuité doit-être terrible. Le gérant de l’hôtel nous a dit qu’il n’y avait aucun souci avec eux, mais qu’on ne voyait presque jamais la mère et les gosses. D’ailleurs, il ignorait l’existence du gamin décédé, il pensait que la famille n’avait qu’un seul enfant, celui qui va à l’école.
— On sait où est l’autre gamin, l’aînée de la famille ?
— Il est là, avec l’assistante sociale. Il a vu son frère mort, il est un peu choqué.
— On sait quoi d’autre au sujet de la victime ? relança Louis.
— Une chose importante. L’assistante sociale a laissé sous-entendre qu’il y a quelque mois de ça, le gamin a fait un passage aux urgences de l’hôpital suite à une fracture bizarre du bras, une fracture spiroïdale du l’humérus droit. Le père avait laissé sous-entendre que la mère était en dépression et qu’elle s’en était peut-être prise à son gamin, mais elle l’a toujours nié. L’hôpital avait fait un signalement, mais les services du département n’ont pas daigné vous le faire remonter. Vous auriez pu faire une enquête officielle. La mère avait évoqué une chute du gamin du lit de la chambre, et de peur de leur nuire davantage, personne n’avait cherché à voir plus loin. L’incident en était resté là.
— Quoi d’autre ?
— L’assistante sociale s’en veut énormément, elle se tient pour responsable de la situation. Elle a mauvaise conscience là. Elle a peur d’être emmerdée.
— Oui certes, mais quoi d’autre ? On a des témoins ? Quelqu’un a-t-il entendu quelque chose ?
— Non, pas de témoins. En plus, je te cache pas, ici personne ne parle français correctement et les portes ne s’ouvrent pas facilement que ça. La vue de l’uniforme ça rassure pas spécialement les gens.
— Les parents sont où, là actuellement ?
— Ils sont dans leur seconde chambre, sous bonne escorte. On les a placés en garde à vue, faudra leur notifier leurs droits plus tard, avec un interprète.
— Pas de problème, on va faire en sorte de les ramener rapidement au service. Le compte à rebours des droits a déjà commencé. Va falloir qu’on fasse vite. Sinon, quelqu’un dit quelque chose de précis ?
— Non, la mère est stoïque. Elle ne semble pas catastrophée. Le père semble plus collaboratif, un peu trop d’ailleurs, on ne sait pas trop quoi en penser. J’ai peur qu’il cherche à faire porter le chapeau sur sa femme, son attitude est également étrange.
— Bon, là on va attendre le proc. Tout à l’heure, il était perdu sur la route. Quand il arrive, on s’isole avec lui, on lui fait le topo et ensuite, lorsque vous aurez fini, on repassera derrière vous. Faudra que vous soyez au clair de vos scellés.
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Louis prit à part ses troupes et fit rapidement le point avec elles. De concertation avec ses enquêteurs, ils prirent la décision de couper le groupe en deux. Une partie allait prendre en charge les deux parents, pour les ramener au commissariat et prendre à chaud leurs premières déclarations, et l’autre allait rester sur place, à attendre le procureur et finir les constatations de rigueur.
Alors qu’il se rapprochait de la scène de crime, une main timide vint lui taper sur le haut de l’épaule droite. C’était l’un de policiers municipaux, en faction devant l’entrée de l’hôtel qui venait le prévenir de l’arrivée d’un représentant de la justice.
Louis se ravisa, puis récupéra le Capitaine Lamotte qui le devança, et tous deux firent mouvement en direction du hall de l’hôtel.
Par courtoisie et par respect des normes hiérarchiques, Louis laissa sa collègue se présenter en premier.
— Capitaine Lamotte, mes respects madame le procureur.
— Caroline de Roqueboise, premier vice-procureur, en charge du parquet mineurs.
Cette présentation solennelle et protocolaire sembla impressionner le Capitaine Lamotte qui pour la première fois de sa courte carrière avait face à lui un haut représentant du parquet, une femme d’une cinquantaine d’années, dont l’apparence physique et l’air altier pouvaient impressionner. Les émotions furent de courte durée lorsque le magistrat aperçut derrière l’officier la silhouette familière de Louis.
— Monsieur Labeillé, comment allez-vous ? c’est vous qui allez reprendre l’enquête ?
Cette réflexion sonnait dans la voix du magistrat comme un gage de confiance et de certitude que les choses seraient gérées correctement. En outre, elle eut le mérite de mettre un terme à un cérémonial d’un autre temps qui créait davantage un complexe de castes que d’efficacité dans la communication.
Modestement et non sans orgueil Louis lui répondit :
— Oui madame de Roqueboise, c’est bien mon unité qui va reprendre l’enquête. Suivez-nous, nous allons nous installer quelque part pour faire le point sur ce que nous savons pour l’instant.
Louis interpella le gérant de l’hôtel et lui demanda de lui mettre à disposition une salle, du moins un endroit à l’écart des oreilles indiscrètes. Interloqué par cette demande inattendue, le tenancier n’eut la présence d’esprit que de lui proposer une salle de repos située à l’étage. Le lieu était incongru et exigu, mais il permit un débriefing complet au parquetier.
À l’issue, celui-ci libéra définitivement de ses obligations le Capitaine Lamotte, lui-même parent d’un petit garçon de quatre ans, qui désormais allait pouvoir retrouver le libre-cours de sa vie professionnelle et détacher de son esprit l’insoutenable pensée laquelle consistait à imaginer qu’un père ou qu’une mère de famille pouvait attenter à la vie de son enfant.
Rapidement, le magistrat demanda à se rendre compte par lui-même de la scène de crime. Louis prit alors l’initiative de l’accompagner sur place, lui qui était là depuis un bon moment et qui n’avait pas encore eu le temps de se confronter à la dure réalité des faits.
Durant le laps de temps qui les menait à la chambre du supplicié, les deux protagonistes prirent le temps d’un échange complice sans aucun lien avec le drame qui les entourait. Concomitamment à leur arrivée sur place, la porte de la chambre s’ouvrit. C’était le docteur Laurence Maillardini, de l’IML. Sitôt sortie, la légiste referma précipitamment la porte derrière elle en prenant soin de la coller contre son dos comme pour éviter que quelque chose, ou qu’un secret, ne s’échappent de la pièce. Machinalement, elle tendit à Louis un imprimé normalisé de médecine légale sur lequel elle avait consigné à la main ses constatations médicales. En le consultant du bout des yeux, Louis se rendit vite compte que le praticien avait tiré pas mal de lignes sur les lésions de l’enfant et griffonné à de nombreux endroits sur les schémas de représentations corporels.
Louis connaissait bien le Docteur Maillardini, tous deux avaient traîné leur guêtres un peu partout dans le département, aux chevets de nombreux cadavres plus ou moins putréfiés ou sanguinolents.
Sur le coup, la légiste s’interrogea sur la présence du magistrat qu’elle n’identifiait pas. Celui-ci s’en rendit compte et prit l’initiative de se présenter.
— Caroline de Roqueboise, premier vice-procureur, en charge du parquet mineurs.
La formule protocolaire et de curriculum vitae lancée comme un leitmotiv n’impressionnât pas le Docteur Maillardini qui sur un ton péremptoire lui rétorqua.
— Ah d’accord, excusez-moi, je ne vous avais pas reconnue. Laurence Maillardini de l’IML. Je ne sais pas si vous voulez rentrer là-dedans, mais je vous préviens, c’est pas joli à voir. Ça fait plus de 25 ans que j’exerce dans la médecine légale, c’est la première fois que je vois ça. Je tiens à vous mettre en garde de ce que vous allez voir, c’est dur à soutenir.
Le ton moralisateur de la légiste heurta de plein front l’orgueil du magistrat qui lui fit immédiatement remarquer qu’il était également expérimenté dans son métier et qu’il n’en était pas à son premier macchabée.
Louis laissa passer l’algarade à fleurets mouchetés sans tenter d’y prendre part.
— Bon, docteur, selon vous quelles sont les causes de la mort, relança-t-il.
— Venez, entrez, je vais vous montrer ce que j’ai pu constater et je vais vous exposer mes conclusions.
Avant d’entrer dans la chambre, Louis chargea le dernier de ses collaborateurs des ultimes constatations et missionna deux techniciens de scènes de crimes, dépêchés sur les lieux et fraîchement débarqués, des photographies d’usage.
Tout ce petit monde entra en file indienne et suivi comme un seul homme, et en silence, la légiste qui faisait désormais office de guide macabre.
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Louis n’entra pas le premier. Il laissa passer devant lui la légiste et son collègue qui devaient avoir la primeur des informations. La pièce était conforme à l’idée qu’il s’en était faite à savoir : une chambre d’une dizaine de mètres carrés tout au plus, fortement encombrée par les effets d’une famille chassée par le destin, l’atmosphère sursaturée d’humidité fruit de la respiration de ses occupants. À gauche en entrant, un lit superposé, seul vestige des activités hôtelières passées, occupait la quasi-moitié de la superficie de la chambre. L’intervention des secours avait grandement modifié l’état des lieux, le corps du défunt ayant été déplacé afin de faciliter de vaines tentatives de réanimation.
Louis progressa dans la pièce mais ne vit pas immédiatement le corps de l’enfant qu’il cherchait en premier lieu sur l’un des lits. Alors qu’il continuait sa course, il fut stoppé net par son collègue.
— Fais gaffe Louis, tu vas marcher sur le gamin.
Louis ne s’était pas aperçu que le corps sans vie de l’enfant avait été laissé abandonné par les secours, puis par la légiste, à même le sol, et simplement recouvert du linceul constitué d’une couverture de survie. La pauvre victime avait été déshabillée et reposait désormais nue sur le dos, les yeux mi-clos. Cette vision d’horreur sauta à la face du policier sans que cela ne génère chez lui aucun sentiment d’effroi ou de recul. Ce manque de réaction empathique le chagrina fortement. Comment ne pouvait-on pas sursauter à deux doigts de piétiner la dépouille d’un jeune enfant à qui on avait ôté la vie ?
Louis ne s’en émut pas davantage mais s’en inquiétât tout de même.
Immédiatement et sans que la légiste n’eût à s’en charger, il constata que le visage de l’enfant présentait de nombreuses tuméfactions et notamment des coquards tout autour des deux yeux, probablement nés de son combat perdu contre la mort. Le bas du corps et tout ou partie de son dos présentaient également des signes évidents de maltraitances.
Louis releva la tête puis fixa de manière insistante le regard de la légiste.
— Docteur, avez-vous une idée de l’heure du décès ?
— Oui, approximativement je dirais quatre bonnes heures avant mon arrivée. Lorsque je suis arrivée, vers 08h30, j’ai de suite pris la température du corps au niveau du foie de l’enfant qui était alors de 29°6. La température de la pièce était de 21-22 °. Le corps présentait déjà des lividités et rigidités cadavériques et d’après mon tableau comparatif, je peux estimer l’heure du décès, entre 05 et 07h du matin. Désolé, je ne peux pas être plus précise parce que je ne suis pas arrivée la première, je suis arrivée après le Samu et les pompiers. Donc, leur intervention a forcément eu une incidence tant sur la température de la pièce que celle de votre victime.
— Vous m’avez dit que le père était parti vers quelle heure ? demanda le magistrat à Louis.
— Vers 05h. Il aurait pris le train pour Paris de 05h30, à la gare d’à côté.
— D’accord, faudra vérifier tout cela. Je vous autorise à saisir puis consulter toutes les vidéosurveillances des alentours, celles sur la voie publique, celles au niveau de la gare et y compris celles de l’hôtel s’il y en a.
Louis acquiesça du chef et réinterrogea la légiste.
— Docteur, malgré toutes ces traces évidentes de maltraitances, avez-vous pu déterminer les causes de la mort ?
— Très honnêtement, non. Toutes ces marques ont pu accélérer le mécanisme de la mort, mais à elles seules ne sont pas à l’origine du décès. Faudra voir à l’autopsie. Vu les hématomes au niveau des yeux, je suspecte fortement une fracture du crâne et peut-être un hématome cérébral. Toujours est-il qu’avant son décès l’enfant ne devait pas être très bien, il devait être probablement très comateux. Faudra que vous voyiez ça avec les parents.
— Mais toutes ces ecchymoses, êtes-vous en mesure de les dater ?
— Il y en a de nombreuses d’âges et d’aspects différents. Votre gamin est certainement maltraité depuis pas mal de temps.
Le magistrat reprit la remarque.
— Vous avez raison docteur. Monsieur Labeillé faudra que vous refassiez le point avec l’hôpital sur cette histoire de bras cassé, il y a quelques mois de ça. Faudra aussi déterminer pourquoi l’incident n’est pas remonté jusqu’à moi, je vous aurais saisi et on aurait peut-être pu éviter le pire. Toujours est-il qu’il va falloir voir avec le frère aîné. Je vais le placer immédiatement et je vais vous demander de le faire voir le plus rapidement possible à l’IML. Il est peut-être aussi maltraité.
— Bien sûr madame, c’est évident. M’autorisez-vous à l’entendre également ?
— Pas tout de suite. Il a vu le corps sans vie de son petit frère, ça a dû le traumatiser. Attendez d’abord de voir ce qu’en disent les parents, mais effectivement, il faudra prévoir son audition rapidement. En plus, je vais vous demander d’organiser au plus vite l’autopsie. Je veux connaître les causes de la mort, dans les quarante-huit heures au plus tard.
Sans désemparer, Louis glissa sa main au fond de la poche de sa veste et se saisit de son téléphone professionnel dont au fil des années le répertoire s’était enrichi de tous les numéros et contacts utiles à son travail d’enquêteur.
Méthodiquement, il fit glisser son index sur l’écran de son mobile et appela sur le champ le secrétariat de l’IML. Après quelques secondes d’attente à écouter un requiem morbide mais de circonstances, il put interagir avec une secrétaire. Il insista sur la demande du magistrat arguant du fait que celui-ci se trouvait à ses côtés. Cet argument eut pour effet immédiat d’organiser l’autopsie de l’enfant qui était dès lors fixée au lendemain 09h00.
Le magistrat demanda à être tenu personnellement avisé de la suite de l’enquête. Il laissa ses dernières instructions avant de quitter définitivement les lieux. La légiste de son côté prétexta d’autres interventions toutes aussi urgentes pour en faire autant.
Très rapidement, Louis se retrouva quasi seul avec un cadavre qui après avoir été le centre d’intérêt de tous avait été laissé abandonné à son triste de sort de victime.
Louis s’assit alors sur le lit de la chambre, sorti de son sac une réquisition judiciaire papier dûment mariannée, qu’il compléta afin de faire évacuer le corps du défunt par une entreprise de pompes funèbres. Dans la continuité, Il en rédigea une seconde destinée cette fois-ci à l’IML, à sa réception et sa conservation.
Avant son retour au service et après en avoir fini sur place, il prit soin de placer sous main de justice les lieux du drame. Une fiche de scellé comportant des sceaux officiels constituait le seul témoignage du drame passé.
Après son départ, la vie reprit normalement dans les couloirs de l’hôtel. La mort avait quitté l’impasse et laissé à leurs espoirs déchus les naufragés du destin.
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La journée qui suivit fût éreintante. À un rythme effréné, Louis et ses collaborateurs multiplièrent les actes d’enquêtes. Ce fut le défilé des témoins; la voisine qui avait fait appel aux secours, l’assistante sociale qui s’en voulait de ne pas avoir sonné l’alerte plus tôt, le gérant de l’hôtel qui ignorait l’existence de la victime, les auditions des médecins du Samu, du chef d’agrès des sapeurs-pompiers, les enquêtes de voisinage, les vérifications dans les vidéosurveillances de la gare et celles de l’hôtel, l’hôpital qui avait constaté la fracture du bras quelque temps plus tôt, l’examen médical du frère aîné… Malgré tous ces efforts, la vérité ne parvenait pas à sortir. Les auditions des parents n’amenaient rien. Le père, effrayé de se voir jeté dans les griffes d’une police dont il ignorait les mœurs et les mauvaises coutumes, n’était pas plus factuel que cela et se défendait mal. Il ne parvenait pas à accabler son épouse probablement de peur qu’elle ne finisse dans des geôles, ou des culs de basses fosses, desquels il ne parviendrait jamais à l’en sortir faute de moyens financiers. Ici, il était loin de sa famille et de son clan, personne ne viendrait payer une rançon. Les interprètes, bien que reconnus par les tribunaux, pataugeaient dans leurs traductions, pour des raisons de différences dialectales, eux qui étaient davantage coutumiers de procédures administratives de reconduites frontières plutôt que de faits criminels. La mère donnait aussi du fil à retordre à un enquêteur chevronné qui ne comprenait pas qu’elle ne reconnaisse pas les évidences. Celle-ci lui tenait même tête, elle, une simple femme qui s’accrochait à son voile, qui avait toujours vécu sous le joug des hommes dans une société patriarcale particulièrement répressive à l’égard des femmes. La vérité avait du mal à éclater. C’était l’impasse.
Tard le soir, Louis se voulut confiant et rassurant. Il sonna la fin de journée et chacun pu repartir vers son quotidien.
Louis traversa dans sa largeur un département qu’il connaissait que trop bien. Pour mettre de la distance physique avec son travail, et sortir de la noirceur de la vie, il avait pris la décision de longue date, comme pour conjurer le sort, de s’installer à la campagne. Dans une banlieue rurale et bourgeoise, il avait fait l’acquisition d’un modeste pavillon situé dans une impasse et dans lequel il avait mis à l’abri ses proches. Cet endroit était sa base, son camp retranché, le lieu de la normalité. C’est là qu’il parvenait à se ressourcer, à faire le vide pour pouvoir aller de l’avant. Mais sa vie professionnelle l’avait inexorablement éloigné de ses proches. Sa femme, bien qu’endurante, semblait usée par une vie de famille où durant des années elle avait été contrainte à pallier les absences de son homme. Certes, elle y était attachée parce que leur amour était fort et leur relation puissante, mais les années passées étaient venues éroder cette infinie patience. Louis en était conscient et culpabilisait énormément de la situation. Sa femme s’accrochait à la nostalgie de leurs jours heureux, ceux de leur jeunesse et de leurs amours insouciants. Louis était devenu froid et parfois distant. Il ne parvenait plus à exprimer ses sentiments, à dire ses souffrances. Il était prisonnier de l’indicible et de son silence. Il se sentait parfois mal compris, mal jugé, mais n’osait le dire. Sa femme et sa famille étaient son seul salut et il craignait pour eux, plus qu’à sa propre vie. Le danger ne lui faisait plus peur, mais l’idée de pouvoir perdre l’amour de sa vie le plongeait dans un profond tourment.
Lorsqu’il rentra, sa femme était couchée et endormie depuis un bon moment. Comme à son habitude, il prit soin de ne pas faire de bruit. À l’image d’un rôdeur, il évolua à pas feutrés. Dans la pénombre de la chambre conjugale, il se glissa dans le lit, se blottit contre sa bien-aimée, la serra fort dans ses bras comme pour la rassurer et s’excuser une nouvelle fois de son retour nocturne. Mais celle-ci resta sourde à son message. Louis ne lui en fit pas grief, mais au fond de lui, il craint qu’un jour la mort ne vienne le chercher au bout de sa propre impasse.
Pris par la fatigue, il ferma les yeux et s’endormit rapidement. Son sommeil fut perturbé par l’horreur de la mort, et par l’idée qu’il devait se lever tôt pour l’autopsie d’un enfant.
De plus et pour la énième fois, il allait devoir encore figurer aux abonnés absents auprès de ses proches.
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Malgré tout, Louis prit le temps d’un rapide petit-déjeuner en famille qui lui permit de croiser au réveil ses enfants et sa femme. Leurs échanges furent routiniers, sans consistance, tout comme sa collation. Pressé par le temps et toutes sirènes hurlantes, il prit la route de l’IML, forçant régulièrement le passage à des travailleurs lobotomisés par leur train-train matinal et prisonniers de leur monovoiturage. La mort n’attendait pas, elle avait des comptes à rendre.
Une demi-heure plus tard, il arriva aux portes d’un hôpital, un ancien hospice sous Napoléon qui s’était vu octroyer dans les années 50 le statut d’hôpital public. Au fil du temps et des générations, l’endroit avait évolué et le patchwork des architectures témoignait de cette longue histoire. À l’entrée, un vigile confortablement installé dans une guérite faisait office de Cerbère et ne laissait pénétrer dans les lieux que les personnes dûment habilitées. La simple vue du gyrophare en action fit office de sésame. Louis n’eût pas besoin de demander son chemin. L’endroit lui était familier. L’IML se trouvait aux confins de l’hôpital dans un pavillon lugubre et fantomatique, en briques rouges. L’accès au bâtiment se faisait par une porte dérobée située en arrière-boutique. Vu de l’extérieur, rien ne laissait à présager de la nature des actes médicaux légaux qui se jouaient derrière ses murs. Seules les lumières blafardes des néons sortant des impostes de trois soupiraux grillagés donnaient un rapide aperçu d’une activité humaine en sous-sol.
Louis sonna à la porte des enfers. Après y avoir décliné son pedigree, il fut autorisé à entrer. Il attendit quelques instants dans une salle d’attente aux murs bleus-gris défraîchis lesquels attestaient d’un défaut d’entretien depuis au moins plusieurs décennies. La nature même du revêtement des sols, des carrelages de petits formats de couleur jaune mouchetés de tâches ocre, confortait ce sentiment d’abandon. L’hôpital prenait soin des vivants et délaissait la mort, c’était évident.
Perdu loin dans ses pensées morbides, Louis fut ramené à la vie par la douce voix d’une secrétaire au visage angélique.
— Bonjour, monsieur. Vous êtes ?
— Major Louis Labeillé, je viens pour l’autopsie du jeune Hiwad.
— Ok, d’accord. Le docteur Verlaine n’est pas encore arrivé. Venez, je vais vous amener vers ses assistants, ils prennent un café.
La jeune femme conduit Louis dans un modeste bureau, tout aussi vétuste que le reste, où dans quelques mètres carrés s’entassaient deux assistants, cigarette à la bouche et café à la main. Déjà prêts pour leur insoutenable besogne, les deux comparses attendaient l’arrivée imminente du médecin légiste. Humainement, ceux-ci proposèrent à Louis un ignoble café bouilli qu’il refusa sur le champ. Le policier sortit de la pièce sursaturée de nicotine et attendit passivement dans le couloir l’arrivée du praticien et d’un photographe de l’identité judiciaire.
— Bonjour Monsieur Labeillé. Comment allez-vous ?
— Très bien, madame Verlaine et vous-même ? Ca faisait longtemps.
Face à lui se tenait une femme frêle, à l’apparence modeste, la bonne soixantaine. Depuis plusieurs décennies, le docteur Sandrine Verlaine s’était spécialisée dans la médecine légale infantile et plus spécifiquement sur le syndrome dit du « bébé secoué ». Fort de sa grande expérience, elle faisait office d’expert absolu en la matière. Celle-ci avait même contribué à l’élaboration des recommandations de la Haute Autorité de Santé, puis à la rédaction de la loi. Malgré sa notoriété, le docteur Verlaine demeurait humble et humaine. Chaque matin, elle prenait le chemin de l’IML, continuait les autopsies d’enfants pour enrichir ses connaissances. Ses après-midis, soirs et week-ends étaient consacrés pour leur part à la rédaction de ses rapports et publications scientifiques. Cette vie quasi sacerdotale ne l’avait physiquement pas altérée. Ses cheveux teints en noir ainsi qu’un léger fond de teint venaient cacher les outrages du temps. Seul un début de tremblement de la main droite témoignait de ses nombreux bras de fer avec la mort.
— Bon très bien, si tout le monde est là, alors, allons-y.
Par ces mots, le docteur Verlaine fit s’évaporer les dernières nuées des cigarettes et lever à la hâte ses deux assistants qui, comme des collégiens surpris dans les toilettes de l’école, semblaient faire profil bas pour mieux rentrer dans le rang. Visiblement, la stature du docteur Verlaine en impressionnait encore quelques-uns.
Le groupe prit alors la direction du sous-sol du bâtiment. Comme à chaque fois, Louis le vécut comme une descente aux enfers, chaque marche de l’escalier constituant autant d’étapes vers le purgatoire. À l’issue de la dernière marche, une massive croix chrétienne en fer forgé de couleur noire, à la présence anachronique et totalement inattendue dans un lieu public, faisait office de point d’entrée du royaume d’Hadès. À la gauche d’un long couloir froid et austère, une vitrine contenant une collection d’ossements et de crânes fracassés par la folie humaine, tenait lieu de trophées anatomiques pour ceux qui les avaient prélevés. Ici, les hommes s’occupaient des corps pour leur faire avouer leurs péchés, les âmes ayant visiblement pris un autre chemin inconnu de tous.
Louis fût invité à se rendre dans un vestiaire pour s’équiper d’une blouse médicale en papier, d’une charlotte, de surchaussures, ainsi que d’un masque chirurgical. Solidaire avec son assistant de l’identité judiciaire, les deux hommes s’aidèrent mutuellement pour le laçage de leurs blouses. L’ambiance était pesante, à l’exception des médecins légistes qui semblaient pressés d’en découdre avec leurs macchabées. Pour eux, les autopsies se faisaient à la chaîne, contraintes par une société qui n’acceptait plus la mort et qui la rendait systématiquement suspecte. Un simple arrêt cardiaque en pleine rue ou un banal accident domestique ou de la circulation, valait trop souvent à la pauvre victime un obstacle médico-légal, qui l’envoyait de fait vers l’équarrissage. Avant de quitter la pièce, Louis s’assura de la présence dans la poche de son pantalon d’une fiole d’huiles essentielles à l’odeur camphrée qu’il avait pris soin de prendre avec lui au cas où. À chaque venue, il ne savait jamais à quel spectacle de l’horreur il allait être exposé. L’IML était en effet doté de deux salles d’autopsies, la première composée d’une seule table de dissection et une seconde, équipée de trois tables. S’il finissait dans cette dernière, alors il allait devoir subir le défilé des corps d’hommes, de femmes ou d’enfants, plus ou moins putréfiés et être le malheureux spectateur de leur dislocation. Avant même de quitter le vestiaire, Louis posa la question de savoir dans quelle salle l’autopsie allait se pratiquer. On lui répondit dans la première salle, celle dotée d’une seule table de découpe. C’était le privilège du mentor et il en fut rassuré.
*****
Louis se rapprocha de la porte de la salle d’autopsie qui s’ouvrit automatiquement. La mort dans l’âme, il entra dans l’arène d’inox. Sa présence ici était-elle indispensable ? C’était la question qu’il s’était posée à maintes reprises. Il se rappelait ses cours de droit à l’école de police et la leçon de son professeur de procédures pénales qui avait énoncé magistralement les prescriptions d’un article qui voulaient que les officiers de police judiciaire assistent aux autopsies. Qui avait donc pu inventer une telle ineptie ? En quoi la présence d’un simple flic allait pouvoir être le garant du travail d’un médecin légiste dont c’était le métier que de trancher dans le vif des chairs humaines pour les faire parler. En quoi assister à la déstructuration d’un corps pouvait apporter quelque chose de positif à un enquêteur qui se serait certainement contenté d’un simple compte rendu oral ou d’un rapport circonstancié. La règle avait dû être énoncée en d’autres temps, sans jamais être réactualisée. Comme en toutes choses, la théorie est parfois très éloignée du sens commun et de la vie pratique. Mais au fil du temps, Louis s’en était fait une raison. Il avait appris à ne pas rester le passif témoin de l’inconcevable. Il connaissait les protocoles en vigueur et les étapes du macabre spectacle. Le plus dur pour lui, c’était les odeurs, les premières minutes de l’autopsie, les premières crevées, les premiers actes d’effraction corporelle et d’outrage à l’intégrité physique. Après, c’était de la grande boucherie, l’ouverture du corps du bas du cou jusqu’au pubis, le retrait au sécateur de la grille costale, du bloc cœur-poumons, puis des organes, des viscères, de la langue, le tout méticuleusement pesé, analysé, découpé, prélevé, photographié ; et l’apothéose, la découpe du scalp, puis celle du crâne au moyen d’une scie électrique poussive et particulièrement bruyante. Enfin, le retrait du cerveau, du royaume de l’âme. Au fil de ses expériences, Louis était même devenu curieux et familier de l’anatomie humaine. Il savait poser les bonnes questions, interagir avec le légiste qui souvent lui demandait des précisions sur les circonstances de la mort. Que s’était-il passé, que savions-nous de la victime, de l’intervention des pompiers et du Samu lesquels, voulant parfois ramener la vie à tout prix, s’acharnaient lors de vains massages cardiaques au point de briser des côtes. Il fallait être là, affûté comme un scalpel, au service de la vérité et des questions tous azimuts du praticien.
Avant de s’acharner sur corps de l’enfant, le légiste prit un long moment pour en faire un examen externe complet. Il fit un inventaire précis et exhaustif de toutes les lésions externes. Le photographe ne prenait aucune initiative et attendait comme un bon élève qu’on lui donne l’autorisation de travailler.
L’interrogatoire post mortem du pauvre Hiwad prit un long moment, plusieurs heures.
À l’issue, le légiste invita les non-initiés en thanatologie à quitter la pièce.
— Bon, messieurs, nous en avons terminé. Vous pouvez sortir. Attendez-moi dans le bureau d’à côté, je vais vous dicter mes conclusions et vous établir le certificat de décès.
La première fois qu’il avait entendu prononcer ces paroles, Louis l’avait vécu comme une délivrance, une autorisation à prendre ses jambes à son cou et à fuir. Mais par la suite, il s’était rendu compte qu’on le faisait patienter dans l’attente de replacer à la hâte les viscères et organes, contenus dans un pauvre sac de poubelle en plastique noir fermé hermétiquement, à l’intérieur du corps du défunt. Était-ce par respect, ou par commodité ? Louis n’avait pas la réponse à cette question. En outre, ce laps de temps permettait aux assistants du légiste d’effacer les traces de leurs actes ignobles et de reconstituer un semblant d’apparence humaine. Louis le voyait plus comme de la taxidermie que d’un réel embaumement. Le corps était alors refermé, du papier venait prendre lieu et place du cerveau, et une habile couture venait cacher les méfaits du scalpel. Par respect pour les enquêteurs, on faisait toujours en sorte de les faire revenir dans la pièce, histoire de leur faire croire qu’il ne s’était rien passé. Y avait-il du respect et de l’humanité là-dedans ? Louis aurait voulu s’en persuader.
Les apparences étaient sauves, mais personne n’était jamais venu se renseigner des traumatismes de Louis.
Solennellement, le légiste dicta ses conclusions.
« L’autopsie que nous avons pratiquée sur le corps du petit Hiwad, mort à l’âge de 4 ans 3 mois et 2 semaines, nous permet les conclusions suivantes :
1 – La mort est la conséquence directe d’un traumatisme thoracique responsable d’une fracture de 2,5 cm du bas de la face latérale du ventricule gauche, ayant entraîné un hémopéricarde massif compressif fait de 55 cc de sang liquide et 40 g de caillot.
2- Présence d’une centaine d’ecchymoses et quelques dermabrasions sur tout le corps, toutes de même aspect rouge violacé, datant au maximum de 24 heures avant la mort.
3 – Présence d’un hématome de la face interne du cuir chevelu, au vertex occipital, associé à une fracture occipitale médiane en « T » très récente, sans lésion intra-crânienne. »
Les conclusions étaient sans appel. Une fracture du cœur et une fracture du crâne ? Comment était-ce possible. Louis ne se perdit pas davantage dans l’émotivité, il prit son téléphone et se fit le porte-voix des conclusions du légiste auprès du procureur.
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En début d’après-midi, Louis revint à son service où, depuis plus de trente heures, ses enquêteurs livraient une bataille acharnée contre le mensonge. Même confrontée aux conclusions de l’autopsie de son fils, la mère demeurait toujours dans le déni. Elle toisait de haut, et toujours avec autant d’aplomb et d’arrogance, un vieux briscard de l’audition. Alain Lefort, un petit gars du nord qui en avait vu d’autres et qui avait eu affaire à plus rotor qu’elle.
Alain Lefort avait pris l’initiative de faire venir le frère aîné d’Hiwad, Hamza, qui devait certainement en savoir beaucoup sur les relations de sa mère avec son défunt frère. Hamza fut alors conduit dans une salle Mélanie, une salle d’audition réservée aux mineurs. Avant de rentrer dans la pièce, l’enquêteur interagit quelques instants avec la psychologue, qui avait opportunément été placée dans une régie d’enregistrement pour écouter au travers d’une glace sans tain les échanges avec le gamin.
Alain Lefort pénétra dans la pièce et se présentât au jeune mineur. En amont de cela, celui-ci avait particulièrement été bien préparé à son entretien par la psychologue et il semblait avoir des choses à dire.
L’enquêteur pris le temps pour recueillir la parole de l’enfant, simplement, sans traumatisme et sans jamais orienter son discours. Après presque trois-quarts d’heure d’interaction, le policier en savait déjà beaucoup sur les causes de la mort de son jeune frère. Le petit Hiwad était un souffre-douleur, pris en grippe, et de longue date, par sa mère qui lui reprochait tous ses malheurs. Dans le huis clos de la chambre d’hôtel, Hiwad était régulièrement maltraité. Hamza était au courant pour en avoir été trop souvent le triste témoin. Il avait alerté son père à plusieurs reprises. Ensemble, ils avaient même assisté au travers de la fenêtre de la chambre, dans la journée de l’avant-veille, à une scène d’une grande violence. Hiwad semblait avoir focalisé à lui seul les errances et souffrances psychologiques de sa mère. En outre, la veille de son décès, en fin de journée, il avait été projeté au sol et tabassé à coups de pieds par cette dernière qui l’avait laissé pour mort dans son lit. Lorsque son père était rentré du travail, la mère lui avait fait croire que les enfants s’étaient endormis tôt. Celui-ci n’avait pas pris le temps de parler à son jeune fils alors recouvert de ses couvertures. Seulement dans la nuit, il avait entendu ses râles, l’enfant avait demandé à boire et il lui avait donné un peu d’eau.
Le père était donc au courant de tout et par méconnaissance du monde occidental, et de peur qu’on le renvoie dans son pays d’origine où fatalement il allait mourir, lui et ses proches, il avait pris la décision de ne rien dire, du moins de faire passer quelques messages imperceptibles qui certes avait alerté pas mal de monde, mais sans donner aucun écho particulier.
La fin de l’histoire fût cruelle, la mère et le père finirent tous les deux en prison.
Louis prit sa plus belle plume et rédigea un rapport précis et circonstancié de toute son enquête. La journée fût une nouvelle fois harassante et se termina tard au tribunal puis à la maison d’arrêt.
Il devait être aux alentours de 23h00, lorsqu’il libéra ses hommes.
Une ultime fois, il fit le chemin de retour vers son port d’attache.
Mais il trouva porte close.
La maison était vide, sa femme et ses gosses avaient pris la décision de le quitter.
Seule une lettre d’adieu écrite manuscritement par sa bien-aimée avait été laissée à son attention sur la table basse du salon. Les termes s’avéraient bien posés, sans haine ni violence, mais d’une cruelle factualité.
Louis lût la lettre, des larmes coulèrent sur ses joues pour la première fois depuis de nombreuses années. Il se sentit abandonné. En un éclair, le monde autour de lui implosa libérant avec lui le poids de ses souffrances et de ses ignobles souvenirs. Loin de ses vertes montagnes, de la naïveté des jours passés…
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09h00.
Le maréchal des logis Sylvain Cordier, de faction au poste de la gendarmerie de Deschamps intercepta un appel téléphonique de son poste de commandement. En bon militaire, et après avoir recueilli les premières informations, il le transféra immédiatement à son officier.
— Capitaine. C’est le planton, je vous transfère un appel urgent du poste de commandement. Visiblement, on nous demande pour aller rapidement pour un décès de policier qui se serait tiré une balle en plein cœur. De ce que j’ai pu comprendre, sa femme et ses gosses viennent de le quitter. De prime abord ce serait plus une histoire privée, un problème de cœur, Capitaine, ça n’aurait rien à voir avec son métier. Le proc se rend sur place, avec le légiste… Je vous passe l’appel.